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Il est vrai que l’humilité semble un sacrilège lorsqu’il s’agit de la patrie. Mais cette prohibition met une barrière entre le patriotisme moderne et l’esprit de justice et d’amour. L’esprit pharisien empoisonne à sa source tout sentiment d’où l’humilité est exclue.

Le patriotisme moderne est un sentiment hérité de la Rome païenne, et qui est venu jusqu’à nous, à travers tant de siècles chrétiens, sans avoir été baptisé. Pour cette raison même, il n’est pas en accord avec l’esprit des principes de 1789 ; on ne peut les ajuster ensemble dans la vérité, comme il serait indispensable pour des Français.

Tel qu’il est, il peut raidir quelques hommes jusqu’au sacrifice suprême, mais il ne peut pas nourrir les foules désespérées d’aujourd’hui. Elles ont besoin de quelque chose qui ne soit pas cornélien, qui soit proche, humain, chaleureux, simple et sans orgueil.

Pour que l’obéissance puisse être consentie, il faut avant tout quelque chose à aimer, pour l’amour de quoi les hommes consentent à obéir.

Une chose à aimer, non par haine de la chose contraire, mais en elle-même. L’esprit d’obéissance consentie procède de l’amour, non de la haine.

La haine en fournit, il est vrai, une imitation parfois très brillante, mais pourtant médiocre, de mauvais aloi, peu durable, qui s’épuise vite.

Une chose à aimer non pour sa gloire, son prestige, son éclat, ses conquêtes, son rayonnement, son expansion future, mais en elle-même, dans sa nudité et sa réalité, comme une mère dont le fils est entré premier à Polytechnique aime en lui autre chose. Sans quoi le sentiment n’est pas assez profond pour être une source permanente d’obéissance.

Il faut quelque chose qu’une population puisse aimer naturellement, du fond du cœur, du fond de son propre passé, de ses aspirations traditionnelles, et non pas par suggestion, propagande ou apport étranger.