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ment par la guerre et la dictature de la Terreur. Puis il n’y a eu qu’une succession d’usurpations. La Troisième République, née dans les répugnants charniers de mai 1871, ne pouvait avoir qu’un éclat de légitimité bien faible. Ce qu’elle en avait a disparu.

Après 1937, non seulement le régime s’est écarté en fait de la légalité — cela importerait peu, car le gouvernement anglais s’en écarte aussi, et jamais Premier Ministre anglais n’a été plus légitime que Winston Churchill — mais le sentiment de légitimité s’est peu à peu éteint. Presque aucun Français n’approuvait les usurpations de Daladier. Presque aucun Français ne s’indignait contre elles. C’est le sentiment de la légitimité qui fait qu’on s’indigne de l’usurpation.

On s’est seulement mis à dire d’un air morne : « Qu’importe ce qui peut arriver ? Nous n’avons rien à perdre. » Les gens ne le disaient pas seulement. Ils le pensaient. Ils l’ont montré en juin 1940 et pendant les semaines qui ont suivi.

Juin 1940 n’a pas été le complot d’une fausse élite. Ce fut une défaillance, une abdication de l’ensemble de la nation.

En juillet eut lieu à Vichy la comédie sinistre qui mit fin à la Troisième République, sans que l’abolition du régime causât aucune ombre de regret, de douleur ou de colère au cœur des Français, hors les cercles minuscules de ceux qui étaient professionnellement attachés aux institutions détruites.

On ne s’intéressait pas non plus à la succession. On était totalement indifférent. Plus tard seulement la légende de Pétain a pris un peu de vie.

Ainsi la légitimité n’est pas un trésor qui ait été volé à la nation française, soit par l’ennemi, soit par un complot organisé à l’intérieur. Le peuple français dans son ensemble, depuis les élites jusqu’aux foules laborieuses, a ouvert la main et a laissé le trésor tomber au