Page:Weil - Intuitions pré-chrétiennes, 1951.djvu/139

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est significatif que les Pythagoriciens aient choisi une définition de l’amitié qui ne s’applique aux rapports entre hommes qu’en dernier lieu. L’amitié est d’abord amitié en Dieu entre les Personnes divines. Elle est ensuite amitié entre Dieu et l’homme. En dernier lieu seulement elle est amitié entre deux hommes ou davantage. Cette hiérarchie n’empêche pas l’amitié humaine d’avoir existé chez les Pythagoriciens dans sa perfection, puisqu’on trouve chez eux le couple d’amis le plus célèbre, Damon et Phintias. Aristote s’inspirait sans doute de la tradition pythagoricienne en mettant l’amitié au nombre des vertus. Si Jamblique n’a pas trop exagéré, les Pythagoriciens reconnaissaient et appliquaient entre eux à un degré admirable un commandement semblable au dernier que laissa le Christ à ses disciples : « Aimez-vous les uns les autres. »

La définition pythagoricienne s’applique aux hommes parce que quoiqu’ils soient en fait de même espèce, de même racine, de même rang, ils ne sont pas tels dans leur pensée. Pour chaque homme, lui-même est je, et les autres sont les autres. Je, c’est-à-dire le centre du monde ; cette position centrale est figurée dans l’espace par la perspective. Les autres, c’est-à-dire des parcelles de l’univers, plus ou moins considérables selon qu’elles sont plus ou moins près de je, la plupart pratiquement milles. Il peut arriver qu’un homme transporte la position centrale hors de soi dans un autre être humain, connu ou non personnellement de lui, en qui il met son trésor et son cœur. Lui-même alors devient une simple parcelle de l’univers, tantôt assez considérable, tantôt infiniment petite. La crainte extrême peut produire cet effet aussi bien qu’une certaine espèce d’amour. Dans les deux cas, quand pour un être humain le centre de l’univers se trouve dans un