Page:Weil - Intuitions pré-chrétiennes, 1951.djvu/140

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autre, ce transfert est toujours l’effet d’un rapport de forces mécaniques qui soumet brutalement le premier au second. L’effet se produit si le rapport des forces est tel que toute pensée d’avenir chez le premier, qu’il s’agisse d’espérance ou de crainte, passe obligatoirement par le second. Il y a identité essentielle quant au caractère brutal et mécanique de la subordination dans les relations en apparence si différentes qui lient un esclave à un maître, un indigent à un bienfaiteur, un grognard à Napoléon, un certain type d’amoureux, d’amoureuse, de père, de mère, de sœur, d’ami, et ainsi de suite, à l’objet de leur affection. Une relation de cette espèce peut lier deux êtres humains pour un court espace de temps, un mois, un jour, quelques minutes.

Excepté les cas où un être humain est brutalement soumis à un autre qui lui enlève pour un temps le pouvoir de penser à la première personne, chacun dispose d’autrui comme on dispose de choses inertes, soit en fait s’il en a le pouvoir, soit en pensée. Il y a pourtant encore une autre exception. C’est quand deux êtres humains se rencontrent dans des circonstances telles qu’aucun ne soit soumis à l’autre par aucune espèce de force et que chacun ait à un degré égal besoin du consentement de l’autre. Chacun alors, sans cesser de penser à la première personne, comprend réellement que l’autre aussi pense à la première personne. La justice se produit alors comme un phénomène naturel. L’effort du législateur doit tendre à rendre ces occasions aussi nombreuses que possible. Mais la justice qui se produit ainsi ne constitue pas une harmonie, et c’est une justice sans amitié. Une formule que Thucylide met dans la bouche de quelques Athéniens définit parfaitement les rapports naturels entre les êtres humains : « L’esprit humain étant fait comme il est, ce