Page:Weil - Intuitions pré-chrétiennes, 1951.djvu/143

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néant dans l’apparence qu’on présente a soi-même et aux autres comme on est néant en réalité. « Si on veut se rendre invisible, il n’y a pas de moyen plus certain que de devenir pauvre », dit une chanson populaire espagnole. Une telle acceptation est le degré le plus haut de l’amour de la vérité.

Quand on applique aux hommes la formule : « L’amitié est une égalité faite d’harmonie », harmonie a le sens d’unité des contraires. Les contraires sont moi et l’autre, contraires si distants qu’ils n’ont leur unité qu’en Dieu. L’amitié entre êtres humains et la justice sont une seule et même chose, hors les cas où la justice est imposée du dehors par les circonstances. Platon aussi, dans le Banquet, indique cette identité entre la justice parfaite et l’amour. L’Évangile, quand il s’agit des rapports entre hommes, emploie indifféremment les mots de justice et d’amour avec la même signification ; le mot de justice y est employé plusieurs fois au sujet de l’aumône. Ceux que le Christ remercie pour lui avoir donné à manger quand il avait faim sont nommés les justes. Deux amis parfaits sont deux hommes qui, étant en relations fréquentes pendant une portion considérable de leur vie, sont toujours parfaitement justes l’un vis-à-vis de l’autre. Un acte de justice est un éclair d’amitié qu’une occasion fugitive fait surgir entre deux hommes. S’il y a justice unilatérale, elle est comme mutilée.

Dans chacun des trois rapports indiqués par le mot amitié, Dieu est toujours médiateur. Il est médiateur entre lui-même et lui-même. Il est médiateur entre lui-même et l’homme. Il est médiateur entre un homme et un autre homme. Dieu est essentiellement médiation. Dieu est l’unique principe d’harmonie. C’est pourquoi le chant convient pour sa louange.