Page:Weil - Intuitions pré-chrétiennes, 1951.djvu/144

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Par la parole : « Si deux ou trois de vous sont assemblés en mon nom, je serai parmi eux », le Christ a promis à ses amis, comme un surcroît, le bien infiniment précieux de l’amitié humaine. Mais en quelque point de l’espace et du temps que se trouvent deux vrais amis, chose extrêmement rare, le Christ est entre eux, quelque soit le nom du dieu qu’ils invoquent. Toute amitié vraie passe par le Christ.

Pourtant il y a une espèce de renoncement à la personnalité et une espèce d’amitié où le Christ n’est jamais présent, même s’il est explicitement et passionnément invoqué. Cela se produit quand on renonce à la première personne du singulier seulement pour y substituer la première personne du pluriel. Alors les termes en relation ne sont plus moi et l’autre ou bien moi et les autres, mais des fragments homogènes de nous ; ces termes sont donc de même espèce, de même racine, de même rang ; par suite, d’après le postulat de Philolaos, ils ne peuvent pas être liés par une harmonie. Ils sont liés par eux-mêmes et sans médiation. Il n’y a pas de distance entre eux, pas de place vide entre eux où puisse se glisser Dieu. Rien n’est plus contraire à l’amitié que la solidarité, qu’il s’agisse d’une solidarité causée par la camaraderie, par la sympathie personnelle ou par l’appartenance à un même milieu social, à une même conviction politique, à une même nation, à une même confession religieuse. Les pensées qui explicitement ou implicitement enferment la première personne du pluriel sont encore infiniment plus éloignées de la justice que celles qui enferment la première personne du singulier ; car la première personne du pluriel n’est pas susceptible d’être prise dans un rapport à trois termes dont le terme moyen soit Dieu. C’est pourquoi Platon, s’inspirant très probablement des Py-