Page:Weil - Intuitions pré-chrétiennes, 1951.djvu/172

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« pourquoi », comme fit le Christ lui-même, et à répéter ce cri d’une manière ininterrompue, sauf quand l’épuisement l’interrompt. Il n’y a aucune réponse. Quand on trouve une réponse réconfortante, d’abord on se la fabrique soi-même ; puis le fait qu’on ait le pouvoir de la fabriquer montre que la souffrance, si intense soit-elle, n’a pas atteint le degré spécifique du malheur, de même que l’eau ne bout pas à 99 degrés. Si le mot « Pourquoi » exprimait la recherche d’une cause, la réponse apparaîtrait facilement. Mais il exprime la recherche d’une fin. Tout cet univers est vide de finalité. L’âme qui, parce qu’elle est déchirée par le malheur, crie continuellement après cette finalité, touche ce vide. Si elle ne renonce pas à aimer, il lui arrive un jour d’entendre, non pas une réponse à la question qu’elle crie, car il n’y en a pas, mais le silence même comme quelque chose d’infiniment plus plein de signification qu’aucune réponse, comme la parole même de Dieu. Elle sait alors que l’absence de Dieu ici-bas est la même chose que la présence secrète ici-bas du Dieu qui est aux cieux. Mais pour entendre le silence divin il faut avoir été contraint de chercher vainement ici-bas une finalité, et deux choses seulement ont le pouvoir d’y contraindre : ou le malheur, ou la joie pure qui est faite du sentiment de la beauté. La beauté a ce pouvoir parce que sans contenir aucune finalité particulière elle donne le sentiment impérieux de la présence d’une finalité. Le malheur et la joie extrême et pure sont les deux seules voies, et elles sont équivalentes, mais le malheur est celle du Christ.

Le cri du Christ et le silence du Père font ensemble la suprême harmonie, celle dont toute musique n’est qu’une imitation, à laquelle ressemblent d’infiniment loin celles de nos harmonies qui sont au plus haut degré