Page:Weil - Intuitions pré-chrétiennes, 1951.djvu/81

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ombre. Le bien attaché à la personne d’un homme placé sur le trône était réel, mais seulement par rapport à l’institution de la royauté, et d’une manière purement conventionnelle. Institution de la monnaie, institution de la royauté, telles sont les marionnettes dont les ombres se succèdent sur le mur de la caverne. Dans toutes les institutions humaines on trouve en fait des images de vérités d’ordre surnaturel, c’est pourquoi Platon les nomme des marionnettes, images des êtres réels. Mais on ne perçoit cette ressemblance que lorsqu’on les contemple en tant qu’institutions, lorsqu’on s’est détourné des ombres, c’est-à-dire du prestige. C’est une opération qu’on croit facile, qu’on croit même toujours avoir déjà faite. Car le prestige auquel on est attaché, on ne le reconnaît pas comme tel. La renonciation totale à tout prestige est ce que saint Jean de la Croix nomme nudité spirituelle. Par elle seule on atteint Dieu. C’est pourquoi le Christ a dit : « Le Père qui est dans le secret. » C’est le même que le Père qui est aux cieux. Par malheur pour nous, le secret est aussi loin, à une distance aussi inaccessible que les cieux. Car tous, sauf quelques élus, nous sommes dévorés d’attachement au prestige.

Le Christ, tout au long de sa vie, a eu très peu de prestige. Il en a été totalement dépouillé après la Cène. Mais aussi ses disciples l’ont tous abandonné. Pierre l’a renié. Il est enveloppé aujourd’hui et voilé du prestige lié à l’existence de l’Église et à vingt siècles d’histoire chrétienne. De son vivant il était extrêmement difficile de lui rester tout à fait fidèle dans le malheur. Aujourd’hui il y a une difficulté plus grande. Du fait de ce prestige qui fait écran, on peut être fidèle jusqu’à la mort sans qu’il soit sûr que c’est à lui qu’on soit fidèle. Il n’est pas impossible même sans doute d’être martyr sans jamais être