Page:Weil - Intuitions pré-chrétiennes, 1951.djvu/88

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infinie entre l’essence du nécessaire et celle du bien. Notre monde est le royaume de la nécessité. L’apparence de la justice est de ce monde. La justice réelle n’en est pas.

Les contradictions insolubles ont une solution surnaturelle. La solution de celle-ci est la Passion. Mais ce n’est vraiment une solution que pour les âmes entièrement possédées par la lumière de la grâce. Pour les autres, la contradiction demeure. Pendant les jours où le Christ a été, comme le souhaitait Platon, entièrement dépouillé de toute apparence de justice, ses amis eux-mêmes n’ont plus eu tout à fait conscience qu’il était parfaitement juste. Autrement auraient-ils pu dormir pendant qu’il souffrait, s’enfuir, le renier ? Après la Résurrection, le caractère infamant de son supplice a été effacé par la gloire, et aujourd’hui, à travers vingt siècles d’adoration, la dégradation qui est l’essence même de la Passion ne nous est presque plus sensible. Nous ne pensons plus qu’à la souffrance, et encore vaguement, car les souffrances qu’on imagine manquent toujours de pesanteur. Nous ne nous représentons plus du tout le Christ mourant comme un criminel de droit commun. Saint Paul lui-même écrivait : « Si Jésus-Christ n’est pas ressuscité, notre foi est vaine », et pourtant l’agonie sur la Croix est quelque chose de plus divin que la Résurrection, elle est le point où se concentre la divinité du Christ. Aujourd’hui le Christ glorieux voile pour nous celui qui a été fait malédiction, et ainsi nous risquons d’adorer sous son nom l’apparence et non pas la réalité de la justice.

En somme, le bon larron seul a vu la justice telle que la concevait Platon, discernée parfaite et nue à travers l’apparence d’un criminel.

Platon, en allant supposer que le juste parfait n’est pas