Page:Weil - La Condition ouvrière, 1951.djvu/195

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dide — à l’échelle des sous — et à la crainte. Si on accorde une place importante en soi-même à ces mobiles, on s’avilit. Si on les supprime, si on se rend indifférent aux sous et aux engueulades, on se rend du même coup inapte à obéir avec la complète passivité requise et à répéter les gestes du travail à la cadence imposée ; inaptitude promptement punie par la faim. J’ai parfois pensé qu’il vaudrait mieux être plié à une semblable obéissance du dehors, par exemple à coups de fouets, que de devoir ainsi s’y plier soi-même en refoulant ce qu’on a de meilleur en soi.

Dans cette situation, la grandeur d’âme qui permet de mépriser les injustices et les humiliations est presque impossible à exercer. Au contraire, bien des choses en apparence insignifiantes — le pointage, la nécessité de présenter une carte d’identité à l’entrée de l’usine (chez Renault), la manière dont s’effectue la paie, de légères réprimandes — humilient profondément, parce qu’elles rappellent et rendent sensible la situation où on se trouve. De même pour les privations et pour la faim.

La seule ressource pour ne pas souffrir, c’est de sombrer dans l’inconscience. C’est une tentation à laquelle beaucoup succombent, sous une forme quelconque, et à laquelle j’ai souvent succombé. Conserver la lucidité, la conscience, la dignité qui conviennent à un être humain, c’est possible, mais c’est se condamner à devoir surmonter quotidiennement le désespoir. Du moins c’est ce que j’ai éprouvé.

Le mouvement actuel est à base de désespoir. C’est pourquoi il ne peut être raisonnable. Malgré vos bonnes intentions, vous n’avez rien tenté jusqu’ici pour délivrer de ce désespoir ceux qui vous sont subordonnés ; aussi n’est-ce pas à vous à blâmer ce qu’il y a de déraisonnable dans ce mouvement. C’est pour cela que, l’autre jour, je me suis un peu échauffée dans la discussion — ce que j’ai regretté par la suite — quoique je sois entièrement d’accord avec vous sur la gravité des dangers à craindre. Pour moi aussi, c’est au fond le désespoir qui fait que j’éprouve une joie sans mélange à voir enfin mes camarades relever une bonne fois la tête, sans aucune considération des conséquences possibles.

Cependant je crois que si les choses tournent bien, c’est-à-dire si les ouvriers reprennent le travail dans un délai assez court, et avec le sentiment d’avoir remporté une victoire, la situation sera favorable dans quelque temps pour tenter des réformes dans vos usines. Il faudra d’abord