Page:Weil - La Condition ouvrière, 1951.djvu/196

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leur laisser le temps de perdre le sentiment de leur force passagère, de perdre l’idée qu’on peut les craindre, de reprendre l’habitude de la soumission et du silence. Après quoi vous pourrez peut-être établir directement entre eux et vous les rapports de confiance indispensables à toute action, en leur faisant sentir que vous les comprenez — si toutefois j’arrive à vous les faire comprendre, ce qui suppose évidemment d’abord que je ne me trompe pas en croyant les avoir compris moi-même.

En ce qui concerne la situation actuelle, si les ouvriers reprennent le travail avec des salaires peu supérieurs à ceux qu’ils avaient, cela ne peut se produire que de deux manières. Ou ils auront le sentiment de céder à la force, et se remettront au travail avec humiliation et désespoir. Ou on leur accordera des compensations morales, et il n’y en a qu’une possible : la faculté de contrôler que les bas salaires résultent d’une nécessité, et non pas d’une mauvaise volonté du patron. C’est presque impossible, je le sais bien. En tout cas les patrons, s’ils étaient sages, devraient tout faire pour que les satisfactions qu’ils accorderont donnent aux ouvriers l’impression d’une victoire. Dans leur état d’esprit actuel, ils ne supporteraient pas le sentiment de la défaite.

Je reviendrai sans doute à Paris mercredi soir. Je passerai volontiers chez vous jeudi ou vendredi matin avant 9 heures, si toutefois je ne vous dérange pas et s’il vous paraît utile que nous causions. Je me connais ; je sais qu’une fois cette période d’effervescence passée je n’oserai plus aller ainsi chez vous, de peur de vous importuner, et, de votre côté, vous serez peut-être de nouveau entraîné par le courant des occupations quotidiennes à ajourner certains problèmes.

Si je risque de vous déranger le moins du monde, vous n’aurez qu’à me le faire savoir, ou bien simplement ne pas me recevoir. Je sais très bien que vous avez bien autre chose à faire qu’à causer.

Croyez à toute ma sympathie

S. Weil.


P.-S. — Vous avez vu les Temps modernes[1], je suppose ? La machine à manger, voilà le plus beau et le plus vrai symbole de la situation des ouvriers dans l’usine.

  1. Film de Charlie Chaplin.