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Vendredi.
Cher Monsieur,

Ce matin, j’ai réussi à pénétrer par fraude chez Renault, malgré la sévérité du service d’ordre. J’ai pensé qu’il pouvait être utile de vous communiquer mes impressions.

1o Les ouvriers ne savent rien des pourparlers. — On ne les met au courant de rien. Ils croient que Renault refuse d’accepter le contrat collectif. Une ouvrière m’a dit : il paraît que pour les salaires, c’est arrangé, mais il ne veut pas admettre de contrat collectif. Un ouvrier m’a dit : pour nous je crois que ça se serait arrangé il y a 3 jours, mais comme les gens de la maîtrise nous ont soutenus, nous les soutenons à notre tour. Etc. — Ils trouvent, hélas, naturel de ne rien savoir. Ils ont tellement l’habitude…

2o On commence nettement à en avoir marre. Certains, quoique ardents, l’avouent ouvertement.

3o Il règne une atmosphère extraordinaire de défiance, de suspicion. Un cérémonial singulier : ceux qui sortent et ne rentrent pas, qui s’absentent sans autorisation, on les voue à l’infamie en écrivant leurs noms sur un tableau dans un atelier (coutume russe), en les pendant en effigie et en organisant en leur honneur un enterrement burlesque. Presque sûrement, à la reprise du travail, on exigera leur renvoi. Par ailleurs, peu de camaraderie dans l’atmosphère. Silence général.

4o Il y a 3 jours (je crois) un syndicat « professionnel » des agents de maîtrise (à partir des régleurs inclusivement !) a été constitué, sur l’initiative des Croix de Feu à ce qu’on dit. Les ouvriers disent qu’il a été dissout dès le lendemain, et que 97 % des agents de maîtrise et techniciens ont adhéré à la C. G. T.

Seulement la caisse d’assurances de Renault — qui occupe un local de Renault, et fait partie de l’entreprise — est en grève, mais sans drapeaux à la porte, et affiche deux exemplaires d’un papier démentant la dissolution du syndicat, annonçant qu’il compte 3 500 adhérents, qu’il en a été constitué d’autres semblables chez Citroën, Fiat, etc., et qu’il va immédiatement se mettre à recruter parmi les ouvriers. Cela à quelques mètres des bâtiments où flottent les drapeaux rouges. Nul ne semble se soucier de lacérer ces papiers ou même de les démentir.