Page:Weil - La Condition ouvrière, 1951.djvu/276

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faction à un degré d’exaspération dangereux. La cause en est simple. L’argent en tant que but des désirs et des efforts ne peut pas avoir dans son domaine les conditions à l’intérieur desquelles il est impossible de s’enrichir. Un petit industriel, un petit commerçant peuvent s’enrichir et devenir un grand industriel, un grand commerçant. Un professeur, un écrivain, un ministre sont indifféremment riches ou pauvres. Mais un ouvrier qui devient très riche cesse d’être un ouvrier, et il en est presque toujours de même d’un paysan. Un ouvrier ne peut pas être mordu par le désir de l’argent sans désirer sortir, seul ou avec tous ses camarades, de la condition ouvrière.

L’univers où vivent les travailleurs refuse la finalité. Il est impossible qu’il y pénètre des fins, sinon pour de très brèves périodes qui correspondent à des situations exceptionnelles. L’équipement rapide de pays neufs, tels qu’ont été l’Amérique et la Russie, produit changements sur changements à un rythme si allègre qu’il propose à tous, presque de jour en jour, des choses nouvelles à attendre, à désirer, à espérer ; cette fièvre de construction a été le grand instrument de séduction du communisme russe, par l’effet d’une coïncidence, car elle tenait à l’état économique du pays et non à la révolution ni à la doctrine marxiste. Quand on élabore des métaphysiques d’après ces situations exceptionnelles, passagères et brèves, comme l’ont fait les Américains et les Russes, ces métaphysiques sont des mensonges.

La famille procure des fins sous forme d’enfants à élever. Mais à moins qu’on n’espère pour eux une autre condition — et par la nature des choses de telles ascensions sociales sont nécessairement exceptionnelles — le spectacle d’enfants condamnés à la même existence n’empêche pas de sentir douloureusement le vide et le poids de cette existence.

Ce vide pesant fait beaucoup souffrir. Il est sensible même à beaucoup de ceux dont la culture est nulle et l’intelligence faible. Ceux qui, par leur condition, ne savent pas ce que c’est ne peuvent pas juger équitablement les actions de ceux qui le supportent toute leur vie. Il ne fait pas mourir, mais il est peut-être aussi douloureux que la faim. Peut-être davantage. Peut-être il serait littéralement vrai de dire que le pain est moins nécessaire que le remède à cette douleur.

Il n’y a pas le choix des remèdes. Il n’y en a qu’un