Page:Weil - La Condition ouvrière, 1951.djvu/277

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seul. Une seule chose rend supportable la monotonie, c’est une lumière d’éternité ; c’est la beauté.

Il y a un seul cas où la nature humaine supporte que le désir de l’âme se porte non pas vers ce qui pourrait être ou ce qui sera, mais vers ce qui existe. Ce cas, c’est la beauté. Tout ce qui est beau est objet de désir, mais on ne désire pas que cela soit autre, on ne désire rien y changer, on désire cela même qui est. On regarde avec désir le ciel étoilé d’une nuit claire, et ce qu’on désire, c’est uniquement le spectacle qu’on possède.

Puisque le peuple est contraint de porter tout son désir sur ce qu’il possède déjà, la beauté est faite pour lui et il est fait pour la beauté. La poésie est un luxe pour les autres conditions sociales. Le peuple a besoin de poésie comme de pain. Non pas la poésie enfermée dans les mots ; celle-là, par elle-même, ne peut lui être d’aucun usage. Il a besoin que la substance quotidienne de sa vie soit elle-même poésie.

Une telle poésie ne peut avoir qu’une source. Cette source est Dieu. Cette poésie ne peut être que religion. Par aucune ruse, aucun procédé, aucune réforme, aucun bouleversement la finalité ne peut pénétrer dans l’univers où les travailleurs sont placés par leur condition même. Mais cet univers peut être tout entier suspendu à la seule fin qui soit vraie. Il peut être accroché à Dieu. La condition des travailleurs est celle où la faim de finalité qui constitue l’être même de tout homme ne peut pas être rassasiée, sinon par Dieu.

C’est là leur privilège. Ils sont seuls à le posséder. Dans toutes les autres conditions, sans exception, des fins particulières se proposent à l’activité. Il n’est pas de fin particulière, quand ce serait le salut d’une âme ou de plusieurs, qui ne puisse faire écran et cacher Dieu. Il faut par le détachement percer à travers l’écran. Pour les travailleurs il n’y a pas d’écran. Rien ne les sépare de Dieu. Ils n’ont qu’à lever la tête.

Le difficile pour eux est de lever la tête. Ils n’ont pas, comme c’est le cas de tous les autres hommes, quelque chose en trop dont il leur faille se débarrasser avec effort. Ils ont quelque chose en trop peu. Il leur manque des intermédiaires. Quand on leur a conseillé de penser à Dieu et de lui faire offrande de leurs peines et de leurs souffrances, on n’a encore rien fait pour eux.

Les gens vont dans les églises exprès pour prier ; et