Page:Weil - La Condition ouvrière, 1951.djvu/278

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pourtant on sait qu’ils ne le pourront pas si on ne fournit pas à leur attention des intermédiaires pour en soutenir l’orientation vers Dieu. L’architecture même de l’église, les images dont elle est pleine, les mots de la liturgie et des prières, les gestes rituels du prêtre sont ces intermédiaires. En y fixant l’attention, elle se trouve orientée vers Dieu. Combien plus grande encore la nécessité de tels intermédiaires sur le lieu du travail, où l’on va seulement pour gagner sa vie ! Là tout accroche la pensée à la terre.

Or on ne peut pas y mettre des images religieuses et proposer à ceux qui travaillent de les regarder. On ne peut leur suggérer non plus de réciter des prières en travaillant. Les seuls objets sensibles où ils puissent porter leur attention, c’est la matière, les instruments, les gestes de leur travail. Si ces objets mêmes ne se transforment pas en miroirs de la lumière, il est impossible que pendant le travail l’attention soit orientée vers la source de toute lumière. Il n’est pas de nécessité plus pressante que cette transformation.

Elle n’est possible que s’il se trouve dans la matière, telle qu’elle s’offre au travail des hommes, une propriété réfléchissante. Car il ne s’agit pas de fabriquer des fictions ou des symboles arbitraires. La fiction, l’imagination, la rêverie ne sont nulle part moins à leur place que dans ce qui concerne la vérité. Mais par bonheur pour nous il y a une propriété réfléchissante dans la matière. Elle est un miroir terni par notre haleine. Il faut seulement nettoyer le miroir et lire les symboles qui sont écrits dans la matière de toute éternité.

L’Évangile en contient quelques-uns. Dans une chambre, on a besoin pour penser à la nécessité de la mort morale en vue d’une nouvelle et véritable naissance, de lire ou de se répéter les mots qui concernent le grain que la mort seule rend fécond. Mais celui qui est en train de semer peut s’il le veut porter son attention sur cette vérité sans l’aide d’aucun mot, à travers son propre geste et le spectacle du grain qui s’enfouit. S’il ne raisonne pas autour d’elle, s’il la regarde seulement, l’attention qu’il porte à l’accomplissement de sa tâche n’en est pas entravée, mais portée au degré le plus haut d’intensité. Ce n’est pas vainement qu’on nomme attention religieuse la plénitude de l’attention. La plénitude de l’attention n’est pas autre chose que la prière.

Il en est de même pour la séparation de l’âme et du