Page:Weil - La Condition ouvrière, 1951.djvu/282

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sérieuse que la formation de l’attention. L’attention est la seule faculté de l’âme qui donne accès à Dieu. La gymnastique scolaire exerce une attention inférieure discursive, celle qui raisonne ; mais, menée avec une méthode convenable, elle peut préparer l’apparition dans l’âme d’une autre attention, celle qui est la plus haute, l’attention intuitive. L’attention intuitive dans sa pureté est l’unique source de l’art parfaitement beau, des découvertes scientifiques vraiment lumineuses et neuves, de la philosophie qui va vraiment vers la sagesse, de l’amour du prochain vraiment secourable ; et c’est elle qui, tournée directement vers Dieu, constitue la vraie prière.

De même qu’une symbolique permettrait de bêcher et de faucher en pensant à Dieu, de même une méthode transformant les exercices scolaires en préparation pour cette espèce supérieure d’attention permettrait seule à un adolescent de penser à Dieu pendant qu’il s’applique à un problème de géométrie ou à une version latine. Faute de quoi le travail intellectuel, sous un masque de liberté, est lui aussi un travail servile.

Ceux qui ont des loisirs ont besoin, pour parvenir à l’attention intuitive, d’exercer jusqu’à la limite de leur capacité les facultés de l’intelligence discursive ; autrement elles font obstacle. Surtout pour ceux que leur fonction sociale oblige à faire jouer ces facultés il n’est pas sans doute d’autre chemin. Mais l’obstacle est faible et l’exercice peut se réduire à peu de chose pour ceux chez qui la fatigue d’un long travail quotidien paralyse presque entièrement ces facultés. Pour eux le travail même qui produit cette paralysie, pourvu qu’il soit transformé en poésie, est le chemin qui mène à l’attention intuitive.

Dans notre société la différence d’instruction produit, plus que la différence de richesse, l’illusion de l’inégalité sociale. Marx, qui est presque toujours très fort quand il décrit simplement le mal, a légitimement flétri comme une dégradation la séparation du travail manuel et du travail intellectuel. Mais il ne savait pas qu’en tout domaine les contraires ont leur unité dans un plan transcendant par rapport à l’un et à l’autre. Le point d’unité du travail intellectuel et du travail manuel, c’est la contemplation, qui n’est pas un travail. Dans aucune société celui qui manie une machine ne peut exercer la même espèce d’attention que celui qui résout un problème. Mais l’un et l’autre peuvent, également s’ils le désirent et s’ils ont