Page:Weil - La Condition ouvrière, 1951.djvu/93

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.



Deuxième boîte, du jeudi 11 avril au mardi 7 mai, Carnaud, Forges de Basse-Indre, rue du Vieux-Pont de Sèvres, Boulogne-Billancourt.


1re journée. — Atelier de Gautier : bidons d’huile [après, masques à gaz] (ateliers strictement spécialisés). Des chaînes et quelques presses. On me met à une presse. Pièces à emboutir pour en faire. Le point sert à déterminer le sens — petite presse, pédale douce ; c’est ce point qui me gêne. Il faut compter (ignorant quel est le contrôle, je compte consciencieusement ; à tort). Je les range dans l’ordre et les compte par 50, puis les fais en vitesse. Je force, quoique non au maximum, et fais 400 à l’h. Je travaille plus dur qu’en général à l’Alsthom. L’après-midi, fatigue, augmentée par l’atmosphère étouffante, chargée d’odeurs de couleurs, vernis, etc. Je me demande si je pourrai maintenir la cadence. Mais à 4 h. Martin, contremaître (un beau gars à l’air et à la voix affables), vient me dire bien poliment : « Si vous n’en faites pas 800, je ne vous garderai pas. Si vous en faites 800 les 2 h. qui restent, je consentirai peut-être à vous garder. Il y en a qui en font 1 200. » Je force, la rage au cœur, et j’arrive à 600 l’h. (en trichant un peu sur le compte et le sens des pièces). À 5 h. ½ Martin vient prendre le compte et dit : « Ce n’est pas assez. » Puis il me met à ranger les pièces d’une autre, laquelle n’a pas un mot ni un sourire d’accueil. À 6 h., en proie à une rage concentrée et froide, je vais dans le bureau du chef d’atelier, et demande carrément : « Est-ce que je dois revenir demain matin ? » Il dit, assez étonné : « Revenez toujours, on verra ; mais il faut aller plus vite. » Je réponds : « Je tâcherai », et pars. Au vestiaire, étonnement d’entendre les autres caqueter, jacasser, sans paraître avoir au cœur la même rage que moi. Au reste, le départ de l’usine se fait en vitesse ; jusqu’à la sonnerie, on travaille comme si on en avait encore pour des heures ; la sonnerie n’a pas encore commencé à retentir que toutes se lèvent comme mues par un ressort, courent pointer, courent au vestiaire, enfilent leurs affaires en échangeant quelques mots, courent chez elles. Moi, malgré ma fatigue, j’ai tellement besoin d’air frais que je vais à pied jusqu’à la Seine ; là je m’assieds au bord, sur une pierre, morne, épuisée et le cœur serré par la