Page:Weil - La Condition ouvrière, 1951.djvu/94

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rage impuissante, me sentant vidée de toute ma substance vitale ; je me demande si, au cas où je serais condamnée à cette vie, j’arriverais à traverser tous les jours la Seine sans me jeter une fois dedans.

Le lendemain matin, de nouveau sur ma machine. 630 à l’h., en bandant désespérément toutes mes forces. Tout d’un coup Martin, qui s’approche suivi de Gautier, me dit : « Arrêtez. » Je m’arrête, mais reste assise devant ma machine sans comprendre ce qu’on me veut. Ce qui me vaut une engueulade, car, quand un chef dit : « Arrêtez », il faut, paraît-il, être immédiatement debout, à ses ordres, prête à bondir [sur] le nouveau travail qu’il va vous indiquer. « On ne dort pas ici. » (Effectivement, pas une seconde, dans cet atelier, en 9 h. par jour, qui ne soit pas une seconde de travail. Je n’ai pas vu une fois une ouvrière lever les yeux de sur son travail, ou deux ouvrières échanger quelques mots. Inutile d’ajouter que dans cette boîte les secondes de la vie des ouvrières sont la seule chose qu’on économise aussi précieusement ; par ailleurs gaspillage, coulage à revendre. Aucun chef que j’aie vu analogue à Mouquet. Chez Gautier, leur travail semble consister surtout à pousser les ouvrières.) On me met dans une machine où il s’agit seulement d’enfiler de minces bandes métalliques flexibles, dorées dessous, argentées dessus, en faisant attention de ne pas en mettre 2 à la fois, et « à toute allure ». Mais souvent elles sont collées. La 1re fois que j’en mets 2 (ce qui arrête la machine), le régleur vient l’arranger. La 2e fois j’avertis Martin, qui me remet à ma 1re machine pendant qu’on arrange l’autre. 640 à l’h. à peu près… À 11 h., une femme vient m’emmener avec un gentil sourire dans un autre atelier ; on me met dans une grande salle claire, à côté de l’atelier, où un ouvrier montre à un autre comment vernir au pistolet pneumatique…

(J’ai oublié de noter mon impression le 1er jour, à 8 h., en arrivant au bureau d’embauche. Moi — malgré mes craintes — je suis heureuse, reconnaissante à la boîte, comme une chômeuse enfin casée. Je trouve 5 ou 6 ouvrières qui m’étonnent par leur air morne. J’interroge, on ne dit pas grand-chose ; je comprends enfin que cette boîte est un bagne (rythme forcené, doigts coupés à profusion, débauchage sans scrupules) et que la plupart d’entre elles y ont travaillé — soit qu’elles aient été jetées sur le pavé à l’automne, soit qu’elles aient voulu s’évader