Page:Weil - Oppression et Liberté, 1955.djvu/231

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et d’y étudier, comme le physicien dans la matière, les rapports de force.

C’est là une idée de génie, au sens complet du mot. Ce n’est pas une doctrine. C’est un instrument d’étude, de recherche, d’exploration et peut-être de construction pour toute doctrine qui ne risque pas de tomber en poussière au contact d’une vérité.

Marx, ayant eu cette idée, s’est empressé de la rendre stérile, autant qu’il dépendait de lui, en plaquant dessus le misérable scientisme de son époque. Ou plutôt Engels, qui lui était très inférieur et le savait, a fait pour lui cette opération ; mais Marx l’a couverte de son autorité. Il en est résulté un système d’après lequel les rapports de force qui définissent la structure sociale déterminent entièrement et le destin et les pensées des hommes. Un tel système est impitoyable. La force y est tout ; il ne laisse aucune espérance pour la justice. Il ne laisse même pas l’espérance de la concevoir dans sa vérité, puisque les pensées ne font que refléter les rapports de force.

Mais Marx était un cœur généreux. Le spectacle de l’injustice le faisait réellement, on peut dire charnellement souffrir. Cette souffrance était assez intense pour l’empêcher de vivre s’il n’avait eu l’espoir d’un règne prochain et terrestre de la justice intégrale. Pour lui comme pour beaucoup, le besoin était la première des évidences.

La plupart des êtres humains ne mettent pas en doute la vérité d’une pensée sans laquelle littéralement ils ne pourraient pas vivre, Arnolphe ne mettait pas en doute la fidélité d’Agnès. Le choix suprême pour toute âme est peut-être ce choix entre la vérité et la vie. Qui veut préserver sa vie la perdra. Cette sentence serait légère si elle touchait seulement ceux qui en aucune circonstance n’acceptent de mourir. Ils sont en somme assez rares. Elle devient terrible quand elle est appliquée à ceux qui refusent de perdre, fussent-