Page:Weil - Oppression et Liberté, 1955.djvu/232

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elles fausses, les pensées sans lesquelles ils se sentent hors d’état de vivre.

La conception courante de la justice au temps de Marx était celle du socialisme qu’il a lui-même nommé utopique. Elle était très pauvre en effort de pensée, mais comme sentiment elle était généreuse et humaine, voulant la liberté, la dignité, le bien-être, le bonheur et tous les biens possibles pour tous. Marx l’a adoptée. Il a seulement tenté de la rendre plus précise, et y a ajouté ainsi des idées intéressantes, mais rien qui soit vraiment de premier ordre.

Ce qu’il a changé, c’est le caractère de l’espérance. Une probabilité fondée sur le progrès humain ne pouvait lui suffire. À son angoisse il fallait une certitude. On ne fonde pas une certitude sur l’homme. Si le xviiie siècle a eu par moments cette illusion — et il ne l’a eue que par moments — les convulsions de la Révolution et de la guerre avaient été assez atroces pour y remédier.

Dans les siècles antérieurs, les gens qui avaient besoin d’une certitude l’appuyaient sur Dieu. La philosophie du xviiie siècle et les merveilles de la technique avaient semblé porter l’homme tellement haut que l’habitude s’en était perdue. Mais ensuite, l’insuffisance radicale de tout ce qui est humain étant redevenue sensible, on eut besoin de chercher un support. Dieu était démodé. On prit la matière. L’homme ne peut pas supporter plus d’un moment d’être seul à vouloir le bien. Il lui faut un allié tout-puissant. Si l’on ne croit pas à la toute-puissance lointaine, silencieuse, secrète d’un esprit, il ne reste que la toute-puissance évidente de la matière.

C’est là l’absurdité inévitable de tout matérialisme. Si le matérialiste pouvait écarter tout souci du bien, il serait parfaitement cohérent. Mais il ne peut pas. L’être même de l’homme n’est pas autre chose qu’un effort perpétuel vers un bien ignoré. Et le matérialiste