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par les ruses des chefs, mais par la composition sociale du mouvement.

Le régime dit soviétique qui existe en U.R.S.S. est le second fait nouveau qui donne son caractère à la politique de notre époque. Ici beaucoup de camarades protesteront. La plupart des communistes, même oppositionnels, considèrent l’U.R.S.S., non comme un phénomène nouveau par rapport aux analyses antérieures, mais comme une confirmation éclatante des prévisions de Marx et des marxistes russes. Et cependant, ce qui se produit en Russie, qui l’avait prévu ? Lénine et Trotsky prévoyaient ou le triomphe rapide de la révolution dans les pays industriels d’Occident, ou le retour rapide de la Russie au capitalisme. Aucun des deux ne s’est produit. Trotsky dit, il est vrai, ne s’être trompé que sur l’appréciation du délai ; mais, après quinze ans, on peut penser que « la quantité se change en qualité », et l’erreur concernant le délai en erreur fondamentale. Mais, question bien plus importante, qui avait prévu le régime actuel de l’U.R.S.S. ? Lénine et Trotsky prévoyaient la dictature du prolétariat. Ce qu’est la dictature du prolétariat pour un marxiste, on peut le savoir en lisant L’État et la Révolution de Lénine. La dictature du prolétariat, c’est un régime politique où il n’y a ni bureaucratie permanente, dont les membres forment une caste distincte de la population, ni police permanente, ni armée permanente. Or, du vivant même de Lénine, les exigences de la lutte et de l’administration ont très vite donné naissance à un appareil d’État distinct et permanent, comprenant bureaucratie, armée et police. Depuis la mort de Lénine, le fossé qui sépare cet appareil de la population travailleuse, et notamment du prolétariat, s’est formidablement élargi. L’oppression exercée par cet appareil sur les ouvriers devient de plus en plus étouffante. Cette oppression, Trotsky ne cesse de la dénoncer avec force, et elle apparaît clairement dans les documents officiels de l’U.R.S.S., comme le décret établissant le passeport intérieur, et surtout les décrets punissant de renvoi l’ouvrier qui est resté absent de l’usine un jour sans excuse valable, et empêchant l’ouvrier renvoyé de continuer à manger, même une journée, à la coopérative de l’usine. Tout cela n’empêche pas non seulement les staliniens, mais même Trotsky, de dire qu’en U.R.S.S. il y a dictature du prolétariat. Trotsky dit que, dans l’appareil d’État russe, la dictature du prolétariat se reflète déformée par la bureaucratie, mais qu’elle s’y reflète tout de même, de manière que l’U.R.S.S. demeure un État ouvrier. On se demande ce que peut signifier un tel langage chez un marxiste. Descartes disait qu’il ne faut pas étudier une horloge détraquée comme une horloge qui s’écarte des lois des horloges, mais comme un mécanisme obéissant à ses lois