Page:Weil - Oppression et Liberté, 1955.djvu/264

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propres, composé de rouages dont il faut déterminer les rapports. De même on n’explique pas l’État russe en disant que c’est un « État ouvrier déformé », mais en cherchant sur quelles couches sociales il s’appuie, et quels rapports de force existent, dans le domaine politique, et par suite aussi dans le domaine économique, entre ces couches sociales. En U.R.S.S., il est clair que ce n’est pas le prolétariat qui domine ; l’État n’est donc pas ouvrier. Trotsky, pour montrer à Urbahns que l’État russe est ouvrier, montrait que ce n’est pas un État bourgeois ; il s’appuyait donc sur le principe suivant : l’État est ouvrier ou bourgeois. C’est en partant de ce principe qu’il avait prédit, ainsi que Lénine, que la révolution d’Octobre s’étendrait ou périrait. Car, disaient-ils, il ne peut y avoir dictature du prolétariat dans les limites des frontières d’un pays arriéré comme la Russie ; et un pays ne peut vivre que sous la dictature du prolétariat ou sous celle de la bourgeoisie. Comme il n’est résulté, de ce principe, que des prévisions démenties par l’expérience, il semble raisonnable de se demander si le principe lui-même n’est pas inexact. Ce qui semble le prouver, c’est que l’État russe n’est évidemment pas bourgeois, et que cependant il n’est prolétarien ni par sa structure, ni par ses aspirations. Il aspire à une économie entièrement dirigée par lui et entièrement fermée. « C’est là, écrit Trotsky, l’idéal de Hitler, et non pas d’un marxiste. » Mais Trotsky ne donne à cette formule qu’une valeur polémique. Bien qu’il répète volontiers que « les idées ne tombent pas du ciel », il ne se demande pas par quel hasard l’idéal de Hitler a germé dans le pays de la révolution d’Octobre.

À côté de ces grands phénomènes, quelques autres, de portée à peu près nulle, mais très significatifs, se sont produits ces derniers temps. Tel est le mouvement qu’on a désigné en Amérique sous le nom de technocratie. Si on laisse de côté les détails, tels que le projet d’une monnaie basée sur l’unité d’énergie, il s’agissait essentiellement d’une dictature de techniciens, qui régleraient souverainement production et consommation. Comment cette dictature sera établie, les « technocrates » ne le disent pas, et ils disent même se moquer de la politique. Un autre mouvement intéressant est celui qui a eu pour organe la revue allemande Die Tat ; le manifeste de ce mouvement est un livre paru il y a deux ans, dont l’auteur est Ferdinand Fried, et le titre La Fin du Capitalisme. Le programme est, à peu de choses près, le programme hitlérien, avec cette différence que les syndicats réformistes sont considérés comme devant constituer un appui pour la souveraineté de l’État en matière économique ; l’idée essentielle est que la concurrence, « l’âme du capitalisme », s’est transformée en son contraire, et que par suite l’économie