Page:Weil - Oppression et Liberté, 1955.djvu/39

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toutes les conditions du bien-être matériel et moral de l’individu, toutes les conditions du développement intellectuel et de la culture. Maîtriser ce mécanisme est pour nous une question de vie ou de mort ; et le maîtriser, c’est le soumettre à l’esprit humain, c’est-à-dire à l’individu. La subordination de la société à l’individu, c’est la définition de la démocratie véritable, et c’est aussi celle du socialisme. Mais comment maîtriser cette puissance aveugle, alors qu’elle possède, comme Marx l’a montré en des formules saisissantes, toutes les forces intellectuelles et matérielles cristallisées en un monstrueux outillage ? Nous chercherions en vain dans la littérature marxiste une réponse à cette question.

Faut-il donc désespérer ? Certes les raisons ne manqueraient pas. L’on voit mal où l’on pourrait placer son espérance. La capacité de juger librement se fait de plus en plus rare, en particulier dans les milieux intellectuels, par cette spécialisation qui force chacun, dans les questions fondamentales que pose chaque recherche théorique, à croire sans savoir. Ainsi, même dans le domaine de la théorie pure, le jugement individuel se trouve découronné devant les résultats acquis par l’effort collectif. Quant à la classe ouvrière, sa situation d’instrument passif de la production ne la prépare guère à prendre ses propres destinées en mains. Les générations actuelles ont été d’abord décimées et démoralisées par la guerre ; puis la paix et la prospérité, une fois revenues, ont amené d’une part un luxe et une fièvre de spéculation qui ont profondément corrompu toutes les couches de la population, d’autre part des modifications techniques qui ont enlevé à la classe ouvrière sa force principale. Car l’espoir du mouvement révolutionnaire reposait sur les ouvriers qualifiés, seuls à unir, dans le travail industriel, la réflexion et l’exécution, à prendre une part active et essentielle dans la marche de l’entreprise, seuls capables