Page:Weil - Oppression et Liberté, 1955.djvu/41

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.

d’État russe. Et ainsi nos efforts risquent, non seulement de rester vains, mais encore de se tourner contre nous, au profit de notre ennemi capital, le fascisme. Le travail d’agitation, en exaspérant la révolte, peut favoriser la démagogie fasciste, comme le montre l’exemple du parti communiste allemand. Le travail d’organisation, en développant la bureaucratie, peut favoriser également l’avènement du fascisme, comme le montre l’exemple de la social-démocratie. Les militants ne peuvent pas remplacer la classe ouvrière. L’émancipation des travailleurs sera l’œuvre des travailleurs eux-mêmes, ou elle ne sera pas. Or le fait le plus tragique de l’époque actuelle, c’est que la crise atteint le prolétariat plus profondément que la classe capitaliste, de sorte qu’elle apparaît comme n’étant pas simplement la crise d’un régime, mais de notre société elle-même.

Ces vues seront sans doute taxées de défaitisme, même par des camarades qui cherchent à voir clair. Il est douteux cependant que nous ayons avantage à employer dans nos rangs le vocabulaire de l’État-major. Le terme même de découragement ne saurait avoir de sens parmi nous. La seule question qui se pose est de savoir si nous devons ou non continuer à lutter ; dans le premier cas, nous lutterons avec autant d’ardeur que si la victoire était sûre. Il n’y a aucune difficulté, une fois qu’on a décidé d’agir, à garder intacte, sur le plan de l’action, l’espérance même qu’un examen critique a montré être presque sans fondement ; c’est là l’essence même du courage. Or, étant donné qu’une défaite risquerait d’anéantir, pour une période indéfinie, tout ce qui fait à nos yeux la valeur de la vie humaine, il est clair que nous devons lutter par tous les moyens qui nous semblent avoir une chance quelconque d’être efficaces. Un homme que l’on jetterait à la mer en plein océan ne devrait pas se laisser couler, malgré le peu de chances qu’il aurait de trouver le