et s'efforçait de voler jusque moi pour manger à satiété, dès que j'avais l'imprudence de la regarder. Un jour, j'écrivais je ne sais quel roman qui me passionnait un peu; j'avais placé à quelque distance la branche verte sur laquelle perchaient et vivaient en bonne intelligence mes deux élèves. Il faisait un peu frais. Agathe, encore à moitié nue, s'était serrée et blottie sous le ventre de Jonquille, qui se prê- tait'à ce rôle de mère avec une complaisance généreuse. Elles se tinrent tranquilles toutes les deux pendant une demi-heure, dont je profitai pour écrire car il était rare qu'elles me per- missent tant de loisir dans la journée. Mais enfin l'appétit se réveilla, et Jonquille, sautant sur une chaise, puis sur ma table, vint effacer le dernier mot au bout de ma plume, tandis qu'Agathe, n'osant quitter la branche, battait des ailes et allongeait de mon côté son bec entr'ouvert avec des cris désespérés. J'étais au milieu de mon dénouement, et pour la première fois je pris de l'humeur contre Jonquille. Je lui fis observer qu'elle était d'âge | manger seule, qu'elle avait sous le bec une excellente pâtéë dans une jolie soucoupe, et que j'étais résolue à ne point fermer les yeux plus longtemps sur sa paresse. Jon- quille, un peu piquée et têtue, prit le parti de bouder et de retourner sur sa branche. Mais Agathe ne se résigna pas de même, et se tournant vers élit lui demanda à manger avec une insistance incroyable. Sans doute, elle lui parla avec une grande éloquence, ou, si elle ne savait pas encore bien s'expri- mer, elle eut dans la voix des accents à déchirer un cœur sen- sible. Moi, barbare, je regardais et j'écoutais sans bouger, étudiant l'émotion très visible de Jonquille, qui semblait hési- ter, et se livrer un combat intérieur fort extraordinaire. Enfin elle s'arme de résolution, vole d'un seul élan jusqu'à la soucoupe, crie un instant, espérant que la nourriture viendra d'elle-même à son bec; puis elle se décide et entame la pâtée. Mais, ô prodige de sensibilitél elle ne songe pas à apaiser sa propre faim, elle remplit son bec, retourne à la branche, et fait manger Agathe avec autant d'adresse et de propreté que si elle eût été déjà mère. Depuis ce moment, Agathe et Jonquille ne m'importunèrent plus, et la petite fut nourrie par l'ainée, qui s'en tira bien mieux que moi, car elle la rendit propre, luisante et grasse, et sachant se servir elle-même bien mieux que je n'y serais parvenue. Ainsi cette pauvrette avait fait de sa compagne une fille adoptive, elle qui n'était encore qu'une enfant, et elle n'avait appris à se nourrir elle-même que poussée et vaincue par un sentiment de charité maternelle envers sa compagne. George Sand, Histoire de ma vie (Calmann-Lévy, édit.) .
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