Page:Weil et Chénin, Contes et récits du XIXe siècle - 1913.djvu/261

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leurs meules-de foin et avaient abattu leur bétail pour qu'il n'en tombât rien aux mains des Norvégiens. Ils étaient taci- turnes et calmes, mais avec de la folie dans les yeux; et le for- geron craignit, si on leur faisait espérer la paix, tout ce qui pourrait sortir de leur désespoir. «  Ne comprends-tu pas que c'était la Dame des Bois, répé- tait-jl à voix haute et de façon qu'on l'entendît bien. Elle rôde ià-haut sous les forêts, et elle sourit, et elle roucoule, et elle lance des oeillades douces, et elle vous fascine les yeux, à vous charbonniers. Elle sait que, l'été passé, le roi Inge a eu une entrevue à Kungahalla ave,c le roi Magnus de Norvège; et elle sait qu'on y décida de sceller la paix par un mariage entre la fille du roi Inge et le roi Magnus. Et comme elle sait aussi que nous épions la Princesse de la Paix, elle l'imite et elle empoi- sonne notre vie, et elle se plaît à nous tromper et à se jouer de nous, la vile Troll! (1) » Le charbonnier Rasmus écouta tranquillement Per le forge- ron et quand celui-ci, sûr de l'avoir convaincu, le lâcha, il repartit de plus belle: « La Princesse vient! J'ai vu la Prin- cesse » Et pour qu'on le crût, il parla de sa couronne, qui res- semblait à une fleur sous les perles de. la rosée, et de la housse de son cheval, qui brillait d'un éclat pareil à celui des champi- gnons rouges. Mais, tout à coup, la vieille femme Sigrid Torsdotter fendit la foule. Elle brandissait son bâton et s'écr ia « Qui est-ce qui dit que la Princesse vient? Je sais ce qui va venir, moi Tout le long hiver, je suis restée seule dans ma cabane à regarder la fumée de mon âtre. Et chaque soir, la fumée était pleine de présages. Elle se remplissait à mes yeux de figures qui por- taient des javelots et des cuirasses. Et ces figures en annon- çaient d'autres. Elles annonçaientcelles qui, dans la nuit noire, pendant que nous dormons, se glissent jusqu'à nos cabanes. Nous ne les entendons pas venir, car nous dormons; mais nous nous éveillons, lorsque le coq rouge commence à chanter sur nos toits, et que la fumée nous étouffe, et que les gens du roi norvégien poussent leur cri de triomphe, et que nos murs brû- ,lants s'écroulent. » Des frissons d'horreur coururent sur toute l'assemblée mais le jeune gars, dressé en face d'elle, lui répliqua « Je me soucie bien de v©s nuages de fumée 1 J'ai vu la Prin- cesse. Elle luit sous sa couronne, douce et belle. » Alors le forgeron Per le saisit, l'entraina vers la hutte de terre où était sa forge, l'y poussa et roula devant l'entrée la grosse pierre qui lui servait de porte. Mais Rasmus continuait de crier (1) Troll sorte de lutin, d'esprit follet, dans les lbgendoa scandinaves.