Page:Whitman - Feuilles d’herbe, trad. Bazalgette.djvu/102

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Je suis un libre compagnon, je campe aux feux de bivouac de l’envahisseur,
Je jette à bas du lit le marié et prends sa place auprès de la mariée,
Je la tiens serrée toute la nuit contre mes cuisses et mes lèvres.

Ma voix est la voix de l’épouse, le cri aigu près de la rampe de l’escalier,
On me rapporte le corps ruisselant de mon homme noyé.

Je comprends le vaste cœur des héros,
Le courage du temps présent et de tous les temps,
Comment le patron de barque aperçut le vapeur plein de passagers et privé de son gouvernail, emporté comme une épave que la Mort chassait de côté et d’autre dans la tempête,
Comment il s’y colla ferme sans céder d’un pouce, fidèle­ment des jours et fidèlement des nuits,
Et écrivit à la craie en grosses lettres sur une planche, Ayez bon courage, nous ne vous abandonnerons pas ;
Comment il les suivit et louvoya avec eux pendant trois jours sans vouloir lâcher,
Comment il sauva enfin les passagers à la dérive,
Quelle mine avaient les femmes amaigries et mi-vêtues quand des flancs de leur fosse prête on les hissa à bord,
Quelle mine les petits enfants muets au visage de vieux, et les malades qu'on portait, et les hommes, barbe poussée, lèvres amincies ;
Tout cela je l’engloutis, le goût en est bon, je l’aime, cela devient part de moi-même,
Je suis cet homme, j’ai souffert, j’y étais.