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Page:Whymper - Escalades dans les Alpes.djvu/271

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CHAPITRE XI.

s’étendait à plat ventre, la tête entre les mains, tantôt il allumait sa pipe, et, fumant avec acharnement, il en tirait bouffées sur bouffées. Un instant après, je le regardai de nouveau. Dans quelle situation se trouvait-il ? L’ami Reilly ne formait plus qu’un amas confus où l’on ne pouvait rien discerner ; bras, jambes, tête, pierres et paille, tout était enchevêtré ; son chapeau jeté d’un côté, et son roman à vingt-cinq sous lancé au loin. J’accourus bien vite peur lui faire un sermon sur la nécessité de la patience.

Bah ! ce fut pourtant un moment bien ennuyeux. Comme une belle coquette, notre montagne se dévoilait un instant et paraissait ravissante au sommet, tandis qu’à la base elle restait enveloppée de mystère. Dans la soirée seulement, elle nous permit de nous approcher d’elle ; à la tombée du jour, les rideaux furent tirés, la légère draperie se releva, et nous grimpâmes comme à la dérobée par le grand portail que forme le Mont-Suc. Mais, hélas ! la nuit avançait rapidement ; et nous nous vîmes bientôt exposés à l’air glacé, sans le moindre trou pour nous y blottir, sans le moindre creux de rocher pour nous y abriter. Nos bons plaids nous furent d’un grand secours ; nous en fîmes un toit très-suffisant. Quand ils eurent été cousus ensemble dans toute leur longueur, nous attachâmes un de leurs bouts à notre corde solidement fixée aux rochers, puis nous fixâmes l’autre bout au sol avec des pierres[1]. Nous passâmes la nuit sous cette tente improvisée, et, sur cette arête très-exposée au vent et au froid, à 2956 mètres d’altitude, notre sommeil fut peut-être plus profond que si nous eussions été couchés sur des lits de plume.

Nous quittâmes le lendemain matin notre bivouac à 4 heures 45 minutes ; et, à 9 heures 40 minutes, nous avions atteint le plus élevé des trois sommets de l’Aiguille de Trélatête, en passant par-dessus le sommet inférieur. Nous dominions tout ce que nous apercevions à cette extrémité de la chaîne, et la vue était grandiose. Devant nous se déployait tout le versant occidental

  1. La gravure de la page 252 a été dessinée d’après un croquis M. Adams-Reilly.