Page:Wilde - Le portrait de Dorian Gray, 1895.djvu/18

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— Voici l’histoire, dit le peintre après un temps. Il y a deux mois, j’allais en soirée chez Lady Brandon. Vous savez que nous autres, pauvres artistes, nous avons à nous montrer dans le monde de temps à autre, juste assez pour prouver que nous ne sommes pas des sauvages. Avec un habit et une cravate blanche, tout le monde, même un agent de change, peut en arriver à avoir la réputation d’un être civilisé. J’étais donc dans le salon depuis une dizaine de minutes, causant avec des douairières lourdement parées ou de fastidieux académiciens, quand soudain je perçus obscurément que quelqu’un m’observait. Je me tournai à demi et pour la première fois, je vis Dorian Gray. Nos yeux se rencontrèrent et je me sentis pâlir. Une singulière terreur me poignit… Je compris que j’étais en face de quelqu’un dont la simple personnalité était si fascinante que, si je me laissais faire, elle m’absorberait en entier, moi, ma nature, mon âme et mon talent même. Je ne veux aucune ingérence extérieure dans mon existence. Vous savez, Harry, combien ma vie est indépendante. J’ai toujours été mon maître — je l’avais, tout au moins toujours été, jusqu’au jour de ma rencontre avec Dorian Gray. Alors… mais je ne sais comment vous expliquer ceci… Quelque chose semblait me dire que ma vie allait traverser une crise terrible. J’eus l’étrange sensation que le destin me réservait d’exquises joies et des chagrins exquis. Je m’effrayai et me disposai à quitter le salon. Ce n’est pas ma conscience qui me faisait agir ainsi, il y avait une sorte de lâcheté dans mon action. Je ne vis point d’autre issue pour m’échapper.

— La conscience et la lâcheté sont réellement les mêmes choses, Basil. La conscience est le surnom de la fermeté. C’est tout.