Aller au contenu

Page:Wilde - Le portrait de Dorian Gray, 1895.djvu/282

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
276
LE PORTRAIT

autres femmes, comme on dit, aimons avec nos oreilles comme vous autres hommes, aimez avec vos yeux, si toutefois vous aimez jamais…

— Il me semble que nous ne faisons jamais autre chose, murmura Dorian.

— Ah ! alors, vous n’avez jamais réellement aimé, M. Gray, répondit la duchesse sur un ton de moquerie triste.

— Ma chère Gladys, s’écria lord Henry, comment pouvez-vous dire cela ? La passion vit par sa répétition et la répétition convertit en art un penchant. D’ailleurs, chaque fois qu’on aime c’est la seule fois qu’on ait jamais aimé. La différence d’objet n’altère pas la sincérité de la passion ; elle l’intensifie simplement. Nous ne pouvons avoir dans la vie au plus qu’une grande expérience, et le secret de la vie est de la reproduire le plus souvent possible.

— Même quand vous fûtes blessé par elle, Harry ? demanda la duchesse après un silence.

— Surtout quand on fut blessé par elle, répondit lord Henry.

Une curieuse expression dans l’œil, la duchesse, se tournant, regarda Dorian Gray :

— Que dites-vous de cela, M. Gray ? interrogea-t-elle.

Dorian hésita un instant ; il rejeta sa tête en arrière, et riant :

— Je suis toujours d’accord avec Harry, Duchesse.

— Même quand il a tort ?

— Harry n’a jamais tort, Duchesse.

— Et sa philosophie vous rend heureux ?

— Je n’ai jamais recherché le bonheur. Qui a besoin du bonheur ?… Je n’ai cherché que le plaisir.

— Et vous l’avez trouvé, M. Gray ?