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L’ÎLE AU MASSACRE

Puis il alla vers ceux qui priaient et posant les deux mains sur leur tête, il les bénit.

Lavérendrye s’était relevé. Ses yeux maintenant étaient secs. Il se demandait si le prêtre avait eu des paroles de prophète. Pourquoi cette demande à Dieu de force et de résignation dans la souffrance ? Il se souvint alors que le nom de la Jemmeraye n’avait pas été prononcé. Il se rappela l’attitude de ses fils. Leur joie n’avait pas été spontanée, elle n’avait pas été sans mélange. Leur élan, il s’en rendait compte maintenant, avait été refreiné par quelque chose de terrible qu’il entrevoyait. Il les regarda. Ses quatre fils causaient entre eux. Leur visage était grave. Il s’avança. Jean-Baptiste et Pierre sentirent que le moment était venu de parler.

Comme le P. Aulneau allait se retirer, Pierre lui dit :

— Restez, Père, voulez-vous ? Nous avons encore tant de choses à dire… Votre présence nous sera… agréable.

Lavérendrye fixa son fils. Ses yeux s’assombrirent. Pierre avait raison. Quelque chose était encore à dire. Il souffrait atrocement. Mais tout était préférable au doute. Il essaya de rendre ferme une voix tremblante d’émotion.

— Vous ne m’avez pas encore parlé de la Jemmeraye…

Pierre et Jean-Baptiste baissèrent la tête. Ils ne répondirent pas.

— Voyons, mes enfants, croyez-vous que votre père n’ait pas le courage…

— Oh ! père ! père ! s’écrièrent-ils ensemble.

Il reprit d’une voix vibrante d’énergie :

— Que s’est-il passé au fort de la Fourche ?

— Ils ont souffert…

— Et la Jemmeraye n’est pas venu parce qu’il…

— Parce qu’il en a été empêché.

En une vision rapide, Lavérendrye avait revu son neveu au moment de son départ pour le fort de la Fourche. Il était si jeune, si beau, si hardi ; il était si plein de confiance dans sa mission que jamais la pensée d’une mort prochaine le terrassant dans son entreprise n’avait traversé l’esprit de Lavérendrye. Il avait eu une telle confiance dans la force de ce jeune homme que sa disparition inattendue le désemparait. Et cependant son fils n’avait pas prononcé de mots irréparables, Mais était-ce le moment de jouer avec les mots ? Son cœur ne lui parlait-il pas d’une façon plus expressive que ne l’auraient fait les syllabes ? À quoi bon se laisser bercer par de vains espoirs ? Christophe avait succombé. Et devant la tristesse poignante de ses enfants, il n’en pouvait douter. Néanmoins, il insista. Il éprouvait une étrange sensation à broyer son cœur. Il parla d’un ton presque agressif.

— Mais enfin pourquoi ne vous a-t-il pas suivi ?

Les deux fils souffraient de voir dans quel état se trouvait leur père. La minute était horrible de torture morale. Il valait mieux en finir tout de suite.

— La Jemmeraye est mort, fit enfin Jean-Baptiste.

François et Louis-Joseph se précipitèrent sur leur frère.

— Non ! Ce n’est pas possible !…

— Hélas !

Lavérendrye avait chancelé sous le coup, bien qu’il fût attendu. Il était pâle comme un mort. Ses fils le regardaient, effrayés. Bientôt pourtant, sa taille se redressa, sa poitrine encore oppressée reprit ses battements réguliers. Il put parler. Aucune plainte ne sortit de ses lèvres. Dieu avait exaucé la prière du missionnaire. Il avait la force d’accepter sans murmure cette souffrance, ce sacrifice.

— Seigneur, dit-il, vous nous l’aviez prêté pour faire notre bonheur. Vous nous l’avez réclamé. Nous vous le rendons le cœur brisé, mais que votre sainte volonté soit faite.

Puis il ajouta :

— Il était si bon, si aimable, si indulgent envers tous ! Son dévouement n’a point connu de bornes. Il était aimé de tous, parce qu’il s’oubliait toujours.

Au dehors, la fête continuait, joyeuse, au milieu des éclats de rire et des chansons sans fin.

La nuit descendait enveloppant le fort. Au ciel déjà les étoiles clignotaient. La lune souriait dans les arbres tandis que ses rayons jouaient dans les eaux du lac. Des feux s’allumaient dans la cour du fort éclairant de leur lumière vacillante les visages flegmatiques des Indiens et ceux enflammées des Blancs dont les yeux s’ouvraient hébétés. Les maisons dessinaient à l’arrière plan leur forme sombre. Au mo-