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Page:Willaume - L'île au massacre, 1928.djvu/42

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L’ÎLE AU MASSACRE

ment d’accalmie qui avait suivi les joyeuses libations du dîner succédait un réveil lourd que la fraîcheur du soir rendait agréable. Des appels se firent entendre, et, peu à peu, la noce d’Amiotte reprit son entrain. Des chansons alternèrent avec les danses et les ombres fantastiques montèrent jusqu’au ciel.

Dans la maison du commandant une lumière veillait. Lavérendrye, assis à la table, réfléchissait la tête dans les mains. Le coup qu’il avait reçu était terrible. Il avait voulu y penser seul et il avait renvoyé ses fils. Devant eux, il avait eu la force de ne pas faiblir. Il était resté maître de son cœur brisé et il n’avait pas laissé éclater sa douleur…

Maintenant ses yeux étaient secs d’avoir trop pleuré et une lueur énergique et farouche les éclairait. Les veines bleues sillonnaient ses tempes. De ses lèvres tremblantes sortirent ces mots prononcés avec force : Nous vaincrons !…

Jean-Baptiste avait quitté ses frères fatigués. Ils s’étaient retirés dans leur chambre. À la faveur de la pénombre qui régnait dans la cour, il avait pu rejoindre Pâle-Aurore. D’instinct les deux jeunes gens s’étaient dirigés vers la porte qui donnait sur le lac. Ils marchèrent quelques instants sur la plage. Puis ils allèrent s’asseoir au pied d’un bouquet d’arbres, sur le bord de l’eau. L’ombre qui les environnait faisait ressortir davantage à gauche les lueurs qui rougeoyaient le fort. Ils contemplèrent le spectacle féerique qui se déroulait sous leurs yeux. Ils se sentirent infiniment heureux d’être seuls. De temps en temps, Pâle-Aurore levait ses beaux yeux pleins de douceur vers son compagnon. Leurs regards se rencontrèrent. Ils étaient chargés de tant d’amour que l’un et l’autre sentirent dans leur poitrine leur cœur battre avec force. Jean-Baptiste prit la tête de la jeune fille. Il joua avec sa chevelure d’ébène et ses doigts venaient caresser le visage dont les paupières se fermaient sous une enivrante douceur.

— Comme je suis heureuse que vous soyez revenu…

— Ma chère Pâle-Aurore, c’est une joie pour moi de sentir que mon cœur ne m’a pas trompé. Si tu savais combien ton souvenir a soutenu mon courage au milieu de nos épreuves !… Sans lui, mon âme aurait sans doute suivi celle de mon cousin. Et je serais mort sans avoir connu le charme de te revoir.

Elle se blottit contre lui, elle murmura simplement :

— Je vous aime.

Il la serra plus fort contre lui et ses lèvres effleurèrent le front chaste qui s’offrait à elles.

On a vu par le récit que François fit à son frère Louis-Joseph que depuis l’été 1734, Pâle-Aurore et Rose-des-Bois vivaient au fort Saint-Charles protégées de Lavérendrye.

Les récits que dans leur enfance elles avaient entendues sur ces quelques Français qui, un siècle avant Lavérendrye, s’étaient aventurés dans leur parage, hantaient leur imagination. Ces récits, elles les avaient entendus faire par les vieilles squaws groupées autour des tentes. Elles leur racontaient les voyages fantastiques de ces hommes merveilleux au visage pâle dont les vêtements étaient plus resplendissants que le soleil et plus étincelants que la neige. Elles leur décrivaient avec frayeur leurs armes terribles dont la décharge ressemblait au tonnerre. Le souvenir de ces hommes que leurs aïeules avaient vus dans leur jeunesse planait, mystérieux, au-dessus de ces forêts immenses et de ces vastes prairies.

Chaque année, quand le soleil du printemps reprenait sa course embrasée dans le ciel, quand les arbres mettaient leurs habits de fête et que les oiseaux chantaient sur le bord des rivières, Pâle-Aurore et Rose-des-Bois avaient vu les guerriers de la tribu charger leurs pirogues de leurs plus belles fourrures. Ils partaient retrouver les Blancs qui les attendaient aux Grands Lacs. Leur absence durait des lunes entières. Quand ils revenaient, le ciel s’assombrissait et la nature toute grelottante s’apprêtait à revêtir son grand manteau d’hermine.

Quand Jean-Baptiste était arrivé dans la tribu accompagné de Cerf-Agile, il avait ébloui les deux jeunes filles. Il était alors un beau jeune homme haut de six pieds aux yeux bruns d’une douceur infinie. Son visage dont les traits étaient d’une finesse remarquable donnait à sa physionomie une expression de majestueuse bonté. Ayant hérité du caractère de sa mère il en avait l’âme résignée et mé-