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lancolique sans jamais être faible. Sa bouche aux lèvres sensuelles qui n’avaient jamais goûté le baiser d’amour se dessinait au-dessous d’un nez petit et fin et au-dessus d’un menton rond creusé d’une fossette. À le voir, il apparaissait ce que l’on a coutume d’appeler un bel homme… Elles s’étaient demandé si cet homme au teint si blanc, dont les vêtements luxueux jetaient des reflets d’or, n’était pas descendu du ciel. Peu à peu, pendant le court séjour qu’il fit au milieu des leurs, elles s’étaient familiarisées à la présence de cet être qui parlait une langue si harmonieuse à leurs oreilles et qui adorait un Dieu si étranger du leur.

Pâle-Aurore n’avait alors que dix-sept ans. Pour la première fois, elle avait senti une douceur à se souvenir d’un homme. Tout bas, elle prononçait ce nom si doux de Jean-Baptiste qui la faisait tressaillir. Elle le cherchait et s’accroupissait à ses pieds le contemplant de ses yeux tendres de biche. Toute seule, le soir, alors que des rayons de lune se glissaient dans sa tente au travers des bandes mal jointes et venaient jouer avec sa chevelure, elle avait appris à balbutier quelques mots de français. Bercée par la musique si douce de ces syllabes qui chantaient dans son cœur, elle s’endormait au milieu de visions étincelantes. Bientôt comme une récompense de ce Dieu qu’elle avait appris à connaître, elle avait vu cette langue divine fleurir sur ses lèvres.

Rose-des-Bois avait sept ans de plus que sa sœur. Dès qu’elle eut compris que Jean-Baptiste n’était qu’un homme d’une autre race, sa crainte superstitieuse fit place à une affection plus humaine. Plus femme que sa sœur, elle s’était mise à l’aimer. Elle suivit attentivement les leçons que lui donnèrent Jean-Baptiste et plus tard le Père Aulneau. Plus que Pâle-Aurore qui se laissait aller à sa nature innocente et naïve, Rose-des-Bois fut frappée de cette nouvelle foi dont le fils de Dieu était mort par amour des hommes. Toutes ses pensées se tendirent vers la compréhension de cette religion qui disait : Aimez-vous les uns les autres. Son esprit était inquiet devant les cérémonies du prêtre à l’autel. Le mystère du saint sacrifice de la messe la laissait rêveuse. Elle ne pouvait pas comprendre comment une immolation put avoir lieu sans effusion de sang. Elle en avait tant vu couler au poteau des supplices ! Ses yeux étaient éblouis devant la splendeur des vêtements sacerdotaux et son cœur tressaillait à la vue du prêtre qui bénissait.

Sa nature passionnée frissonnait sous la douceur des mots d’amour qu’elle lisait dans son livre de prières. Une révélation se fit en elle qui la troubla jusqu’au plus intime de son être. Nature impulsive et sauvage, un amour inconscient la poussa avec force vers le jeune homme.

À côté de Pâle-Aurore qui ne paraissait qu’une fleur à peine éclose, Rose-des-Bois était une fleur sauvage pleinement épanouie. Ses nattes retombaient comme des lianes sur ses seins les caressant de leur douceur. Son regard profond et velouté, contrastant avec celui de Pâle-Aurore qui pur et limpide, donnait à son visage de cuivre aux pommettes saillantes une expression farouche de volupté insatiable. Sa démarche ondulante la faisait ressembler aux serpents félins qui vous enlacent et vous étouffent dans des embrassements mortels.

Toutes deux à première vue avaient aimé Jean-Baptiste. Pâle-Aurore d’un amour innocent dont les racines se baignaient dans une candeur virginale ; Rose-des-Bois d’un amour farouche dont les couches profondes confinaient à la haine.

Le séjour de Jean-Baptiste au fort Maurepas avait endigué le cours de leur sentiment. Chacune d’elles avait recherché dans leur ardeur de catéchumène un dérivatif à leur amour. Son retour avait eu pour effet de briser cette contrainte qui n’avait fait que développer leur affection pour lui. Après avoir attendu son arrivée avec un espoir impatient, Rose-des-Bois avait vu avec rage son amour méconnu et Pâle-Aurore avait tressailli en voyant que Jean-Baptiste l’aimait.

Quand Rose-des-Bois s’était aperçue que Jean-Baptiste quittait le fort en compagnie de Pâle-Aurore, elle les avait suivis. Comme une ombre, elle s’était attachée à leurs pas.


Et maintenant, Rose-des-Bois assistait à leurs innocentes caresses.

Et maintenant, elle assistait à leurs innocentes caresses ; elle entendait leur conversation et elle les surprenait avec une jalousie atroce à échanger leur premier baiser. Dans un mouvement de rage impuissante elle avait cassé des branches de bois mort qui craquèrent et tirèrent les amoureux de leur rêve.