pour n’avoir plus que fort peu de temps à vivre ; ensuite il n’a perdu que la partie la plus pénible de la vie, celle où l’intelligence s’affaiblit chez tous les hommes ; en y renonçant, il a fait voir toute la vigueur de son âme ; il s’est couvert de gloire par la vérité, la liberté et la justice de sa défense, autant que par la douceur et le courage avec lesquels il reçut son arrêt de mort. On convient qu’aucun homme dont on ait conservé la mémoire ne supporta la mort avec plus de cœur : il fut obligé de vivre encore trente jours après son jugement, parce que les fêtes de Délos avaient lieu dans ce même mois, et que la loi défend de mettre à mort aucun condamné avant le retour de la théorie délienne[1]. Durant tout ce temps, il vécut sous les yeux de ses amis comme il avait vécu jusqu’alors ; et jusqu’alors il s’était attiré une admiration peu commune par le calme et la sérénité de sa vie. Quelle plus belle mort que la sienne[2] ? Ou plutôt, est-il une mort plus belle que celle de l’homme qui sait le mieux mourir ? Est-il une mort plus heureuse que la plus belle ? Est-il une mort plus agréable aux dieux que la plus heureuse ?
Je vais rapporter encore ce que j’ai entendu dire par Hermogène, fils d’Hipponique[3]. Mélétus avait déjà porté son accusation ; Hermogène, qui entendait Socrate discourir sur toute autre chose que son procès, lui dit qu’il devrait bien songer à son apologie. Socrate lui répondit : « Ne te semble-t-il pas que je m’en suis occupé toute ma vie[4] ? » Hermogène lui ayant demandé de quelle manière, Socrate lui dit qu’en vivant toujours l’œil sur ce qui est juste et sur ce qui est injuste, en pratiquant la justice et en évitant l’iniquité il croyait s’être préparé la plus belle apologie. Hermogène reprit : « Ne vois-tu pas, Socrate, que les juges d’Athènes, choqués par la défense, ont déjà fait périr bien des innocents, comme ils ont absous bien des coupables ? — Eh bien, Hermogène, dit Socrate,
- ↑ Voy. plus haut livre III, chap. iii.
- ↑ La postérité, dès les temps même les plus reculés, a sanctionné ce jugement, et l’on ne doit point s’étonner que Balzac, suivant une tradition transmise d’âge en âge, ait composé son Socrate chrétien, faisant de l’immortel philosophe « le parangon des vertueux, duquel l’un de nos plus célèbres Pères anciens disait que, s’il eust été chrestien, il l’eust nommé sainct Socrates. »
- ↑ Voy. plus haut livre II, chap. x. À l’époque de la mort de Socrate, Xénophon était en Asie à la suite de Cyrus le Jeune.
- ↑ Socrate pratiquait cette belle maxime de Montaigne : « Le continuel ouvrage de nostre vie c’est bastir la mort. » Essais, I, chap. xix.