Page:Xénophon - Œuvres complètes, éd. Talbot, tome 1.djvu/206

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j’ai essayé de préparer une apologie que je présenterais à mes juges ; mais mon démon s’y est opposé[1]. » Alors Hermogène : « Ce que tu dis m’étonne. — Pourquoi t’étonner si le dieu juge qu’il est plus avantageux pour moi de quitter la vie de ce moment même ? Ne sais-tu pas que jusqu’à présent il n’y a pas d’homme à qui je le cède pour avoir vécu mieux et plus agréablement ? Car je crois qu’on ne peut mieux vivre qu’en cherchant à se rendre meilleur, ni plus agréablement qu’en sentant qu’on devient réellement meilleur. Cet effet, je l’ai jusqu’ici éprouvé en moi-même, en vivant parmi les hommes et en me comparant aux autres, et je n’ai jamais cessé de me former sur moi-même cette opinion. Et ce n’est pas moi seulement, ce sont aussi mes amis qui m’ont jugé de la sorte, non parce qu’ils m’aiment, car chacun de ceux qui aiment se conduirait ainsi avec ses amis, mais parce qu’ils ont cru qu’en me fréquentant ils devenaient meilleurs. Si je vivais plus longtemps, il me faudrait sans doute payer mon tribut à la vieillesse ; je verrais et j’entendrais moins bien, mon intelligence baisserait, j’aurais plus de peine à apprendre et plus de facilité à oublier, et, partout où je valais mieux, je deviendrais pire. Si je n’avais pas le sentiment de toutes ces pertes, ma vie ne serait plus viable[2], et si je les sentais, comment ma vie ne serait-elle pas plus triste et plus malheureuse ? Si je meurs injustement, ce sera une honte pour ceux qui m’ont tué injustement[3] : car, si l’injustice est une honte, comment un acte injuste n’en serait-il pas une ? Mais sera-ce une honte pour moi, que d’autres n’aient pu, à mon égard, ni reconnaître la justice, ni la mettre en pratique ? Je vois bien que la réputation des hommes qui m’ont précédé passe à la postérité toute différente, selon qu’ils ont été auteurs ou victimes de l’injustice. Je sais encore que les sentiments que j’inspirerai aux hommes, en mourant aujourd’hui, ne seront pas les mêmes que pour ceux qui me tuent. Ils me rendraient, je le sais, ce témoignage, que jamais je n’ai fait de tort à personne, et que, loin de corrompre ceux qui me fréquentaient, je me suis toujours efforcé de les rendre meilleurs. »

Voilà quels étaient les entretiens de Socrate avec Hermogène

  1. Cf. Platon, Apolog., xxxi.
  2. Je me suis permis cette expression pour rendre le βίος ἀβίωτος, dont se sert également Platon, et que Cicéron, d’après Ennius, a transporté en latin : Non est vita vitalis.
  3. Cf. les derniers chapitres de l’Apologie de Socrate par Platon.