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LA PORTEUSE DE PAIN

vous aimer, puisque sa mort vous a rendue libre ? — Est-ce l’outrager que de vous dire : — Jeanne, les enfants de Pierre, qui fut mon ami, seront les miens !! — Voyons, raisonnons un peu, Jeanne Fortier… — M. Labroue, après le malheur, vous a nommée concierge de l’usine… — Ça vous permet de vivoter à peu près, mais c’est tout au plus si, avec vos deux enfants, dont l’un est en nourrice et vous coûte beaucoup, vous parvenez à joindre les deux bouts. — Moi, je gagne quinze francs par jour… Quatre cent cinquante francs par mois… Cinq mille quatre cents francs par an !… Ça serait pour vous et pour les petits le bien-être, presque la fortune, car vous êtes aussi économe que travailleuse !… et puis, j’ai des idées… de grandes idées… — Nous pourrions devenir riches ! — Qui sait si un jour ou l’autre je ne serai point patron à mon tour ?… — Alors il y aurait moyen de faire quelque chose pour les enfants… — Vous seriez une heureuse femme, Jeanne Fortier, et une heureuse mère !… Ca dépend de vous… rien que de vous ! — Je vous en prie, ne me refusez pas… — Je vous aime à en devenir fou !… Je vous aime tant que, pour vous avoir, je mettrais à sac, s’il le fallait, la terre et le ciel ! — La passion ne recule devant rien et ne calcule rien !… — Je vous veux… Je vous aurai… — Ne me poussez pas à faire des sottises ! — Je le regretterais après, mais il serait trop tard !

Jeanne s’arrêta brusquement et regarda son interlocuteur bien en face, les yeux dans les veux,

— Écoutez-moi, Jacques Garaud… — dit-elle d’une voix que l’émotion rendait presque indistincte. — Voici la quatrième fois que, sous des formes différentes, vous me parlez de votre amour et de vos espérances… Je vous crois sincère…

— Sincère ! — interrompit le contremaître. — Ah ! oui, je le suis… Je vous le jure !!

— Laissez-moi achever, — reprit la jeune femme ; — je suis touchée de votre recherche, qui est un témoignage d’estime… Je ne mets point en doute vos bonnes intentions, mais je ne puis que vous faire aujourd’hui, pour la quatrième fois, la même réponse : — Je veux rester veuve… Je ne me remarierai jamais !

Jacques Garaud sentit son cœur se gonfler dans sa poitrine comme s’il allait se briser.

— C’est qu’alors vous ne m’aimez pas. C’est que vous ne pourrez m’aimer ni à présent ni plus tard… — balbutia-t-il.

— J’ai trop aimé Pierre pour en aimer un autre… — Mon cœur était à lui tout entier, il l’a emporté avec lui… — Mon cœur est mort.

Le contremaître fit un geste de désespoir. — Deux grosses larmes roulèrent sur ses joues.