Page:Zévaco - Le Capitan, 1926.djvu/191

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Et Cogolin déposa sur la table la dernière des pistoles que lui avait remises l’aubergiste.

"Tais-toi, dit Capestang, tu me fends le cœur, tu me romps la tête. Qu’importe de mourir de ceci ou de cela ? de faim ou d’amour ? Cela revient toujours au même, va, mon pauvre Cogolin.

— Mais, monsieur le chevalier, je ne suis pas amoureux, moi !

— Eh bien, va donc commander notre dernier dîner, puisqu’il te reste une pistole. Au fait, je me sens un furieux appétit, et puis, qui sait ? Eh bien, va donc ! reprit le chevalier avec impatience, en voyant que Cogolin ne bougeait pas.

— Monsieur, dit celui-ci, si nous dépensons aujourd’hui notre dernière pistole, comment vivrons-nous demain ? Si monsieur le chevalier veut bien m’y autoriser, je lui indiquerai une honnête maison fréquentée par tout ce que Paris compte de gentilshommes avides d’argent. On entre pauvre, on sort riche. À moins qu’entré riche on ne sorte ruiné, mais ce dernier cas n’est pas à craindre pour vous qui n’aurez qu’une pistole à risquer.

— Un tripot ! s’écria le chevalier. Pardieu, c’est le ciel qui t’inspire ! Donne la pistole. Où est-il, ton tripot ?

— Dans la Cité, monsieur. Rue des Ursins. Vous ne pourrez vous tromper, car vous verrez à la porte force carrosses et valets, vous verrez des gens s’en aller les poches gonflées, vous en verrez d’autres se diriger vers la Seine qui coule à deux pas, afin de noyer leur chagrin dans..."

Capestang était déjà loin, et courait vers la rue des Ursins. Au milieu était une maison de jeu. On jouait alors un peu partout. Entrait qui voulait pourvu qu’on fût de bonne mine et d’accorte apparence. Le chevalier monta au premier, traversa une antichambre pleine de valets chamarré l’un d’eux pour la forme, lui demanda son nom qu’il annonça en ouvrant une porte ; le bruit du nom se perdit dans une rumeur qui sortit comme une âpre bouffée de convoitise ; le chevalier passa cette porte, et se trouva un vaste salon, somptueusement meublé, où une cinquantaine de personnes femmes ou hommes, grands seigneurs ou cadets se pressaient autour d’une singulière machine<ref>Cette machine consistait en une sorte de billard creusé de soixante-dix trous. Chaque trou formait un godet d’ivoire au fond duquel était gravé un chiffre – de 1 à 70 – mais ces divers chiffres étaient soigneusement mêlés: le 9 se trouvait entre le 15 et le 58: le 18 voisinait avec le 3 et le 27; ainsi de suite. Devant la tenancière, sur une petite table, étaient placés : 1° un plateau d’argent, 2° une urne, également d’argent. Cette urne contenait soixante-dix billes d’ivoire sur chacune desquelles était gravé en rouge un chiffre : de 1 à 70. Le joueur s’approchait de la table, déposait une pistole dans le plateau, puis plongeait sa main dans l’urne et en retirait une bille qu’il gardait. Lorsqu’il n’y avait plus de billes dans l’urne, il y avait donc soixante dix pistoles dans le plateau: le jeu était fait. La tenancière se levait alors, et sur le billard lançait fortement une boule d’ivoire qui courait d’une bande à l’autre, allait, venait, franchissait les trous, et finalement, sa force étant épuisée, tombait dans l’un des godets.