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DISCOURS

tre de mon fort. Nous nous collâmes le viſage l’un ſur l’autre. Ses larmes étoient ſes expreſſions ; les miennes me ſuſſoquoient. Je lui montrai avec cette force que donne un courage froid & réfléchi, que le parti que je prenois étoit néceſſaire. Il me promit le ſecret pour deux jours ; & après avoir reçu de lui quelques préſens, j’eus encore la force de le quitter le premier, pour rejoindre la Troupe avec laquelle je devois me rendre à l’Orient. Le moment du départ arrivé, je partageai entre mes nouveaux Camarades l’équipage que la Compagnie des Indes donne à ſes Soldats ; & nous nous mîmes en marche à pied, commandés par un bas Officier des Invalides, le 7 Novembre 1754, par avant le jour, au ſon lugubre d’un tambour mal monté.

La route de Paris à l’Orient fut pour moi un apprentiſſage de fatigues, que je fis avec plus de fermeté que je n’aurois oſé l’eſpérer. Le voyage fut de dix jours, partie à pied, partie à cheval, au milieu des pluies, du froid, de la neige, & accompagné de dangers de plus d’une eſpece. Souvent je me vis obligé de porter pluſieurs lieues ma valiſe à travers des champs labourés, pour aller goûter quelques heures de repos dans une pauvre chaumière, où je trouvois à peine, même en payant, le néceſſaire d’un Soldat de recrue.

Ce qui m’occupa utilement, & même en quelque forte agréablement pendant cette pénible marche, ce furent les caracteres nouveaux dont ma ſituation me mettoit à même d’obſerver les différentes nuances.

Juſqu’alors je n’avois connu les hommes, que par les livres, & par le commerce des honnêtes gens : je voulois en conſéquence trouver par-tout des principes, du raiſonnement, des mœurs. Je vis, d’un côté, l’humanité abandonnée à elle-même dans ſon plus bas étage, chez le Payſant ; de l’autre, accompagnée de tous les vices, dans mes Camarades.

Obligé de me tenir en garde contre ces Soldats d’une nouvelle eſpece, dont quelques-uns convoitoient mon habillement, il ſalloit en même tems que je ſerviſſe de Médiateur entre ces Brutaux & les Particuliers qu’ils avoient,