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LES VOLEURS ET L’ÂNE

D’ailleurs, dans ses amours, elle gardait sa liberté de grisette. L’homme qu’elle aimait le savait bientôt ; il le savait de même, lorsqu’elle ne l’aimait plus. Ce n’était pas, cependant, une de ces belles capricieuses changeant d’amant à chaque chaussure usée. Elle avait une grande raison et un grand cœur. Mais la pauvre fille se trompait souvent ; elle plaçait ses mains dans des mains indignes, et les retirait vite de dégoût. Aussi était-elle lasse de ce quartier Latin, où les jeunes gens lui semblaient bien vieux.

À chaque nouveau naufrage, son sourire devenait un peu plus triste. Elle disait de rudes vérités aux hommes et se maudissait de ne pouvoir vivre sans aimer. Puis elle se cloîtrait, jusqu’à ce que son cœur brisât les grilles.

Je l’avais rencontrée la veille. Elle éprouvait un grand chagrin : un amant venait de la quitter, alors qu’elle l’aimait encore un peu.

― Je sais bien, m’avait-elle dit, que, huit jours plus tard, je l’aurais laissé là moi-même : c’était un méchant garçon. Mais je l’embrassais encore tendrement sur les deux joues. C’est au moins trente baisers perdus.

Elle avait ajouté que depuis ce temps elle traînait à sa suite deux amoureux qui l’accablaient de bouquets. Elle les laissait faire et leur tenait parfois ce discours : « Mes amis, je ne vous aime ni l’un ni l’autre : vous seriez de grands fous de vous disputer mes sourires. Soyez frères plutôt. Vous êtes, je le vois, de bons