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LE CARNET DE DANSE

Au centre d’une clairière, sur une bande de gazon entourée de genévriers et de pistachiers sauvages, allaient et venaient en cadence une dizaine de paysans et de paysannes. Les femmes nu-tête, la gorge demi-voilée sous un fichu, sautaient franchement, en laissant échapper ces éclats de rire que nous avions entendus ; les hommes, pour danser plus à l’aise, avaient jeté leurs vêtements parmi leurs outils de travail qui brillaient dans l’herbe.

Ces braves gens faisaient peu de cas de la mesure. Adossé contre un chêne, un homme sec et anguleux jouait du fifre, et, selon la mode de Provence, frappait de l’autre main sur un tambourin au son grêle. Il semblait suivre avec amour la mesure pressée et criarde. Parfois son regard s’égarait sur les danseurs ; il haussait alors les épaules de pitié. Musicien juré de quelque gros village, il avait été arrêté comme il passait par là, et ne pouvait voir sans colère ces habitants de l’intérieur des campagnes violer ainsi les lois de la belle danse. Blessé durant le quadrille par les sauts et les trépignements des paysans, il rougit d’indignation, lorsque, l’air achevé, ils continuèrent leurs enjambées, cinq grandes minutes, sans paraître se douter seulement de l’absence du fifre et du tambourin.

Il eût été charmant sans doute de surprendre les lutins de la forêt dans leurs ébats mystérieux ; mais, au moindre souffle, ils se fussent évanouis, et, courant à la salle de bal, à peine eussions-nous trouvé, pour