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CELLE QUI M’AIME

ivrognes et sergents de ville promenant leur mélancolie. Les baraques s’allongeaient, grises et muettes, aux deux bords de l’avenue, comme les tentes d’un camp désert.

Le vent du matin, un vent humide de rosée, donnait un frisson aux feuilles des ormes. Les émanations brûlantes de la soirée avaient fait place à une fraîcheur délicieuse. Le silence et l’ombre transparente de l’infini tombaient lentement des profondeurs du ciel, et la fête des étoiles succédait à celle des lampions. Les honnêtes gens allaient enfin pouvoir se divertir un peu.

Je me sentais tout ragaillardi, l’heure de mes joies étant venue. Je marchais d’un bon pas, montant et descendant les allées, lorsque je vis une ombre grise glisser le long des maisons. Cette ombre venait à moi, rapidement et sans paraître me voir ; à la légèreté de la démarche, aux ondulations cadencées des vêtements, je reconnus une femme.

Elle allait me heurter, quand elle leva instinctivement les yeux. Son visage m’apparut à la lueur d’une lanterne voisine, et voilà que je reconnus Celle qui m’aime : non pas l’immortelle au blanc nuage de mousseline ; mais une pauvre fille de la terre, vêtue d’indienne déteinte. Dans sa misère, elle me parut charmante encore, bien que pâle et fatiguée. Je ne pouvais douter : c’étaient là les grands yeux, les lèvres caressantes de la vision ; et c’était de plus, à la voir ainsi de près, la suavité de traits que donne la souffrance.