Page:Zola - La Débâcle.djvu/113

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répétant qu’il était ruiné, si l’ennemi brûlait sa maison. Sa fille, une grande créature pâle, pleurait. Mais, ivre de fatigue, Maurice n’entendait pas, dormait assis, bercé par le trot vif du petit cheval, qui, en moins d’une heure et demie, franchit les quatre lieues, de Vouziers au Chêne. Il n’était pas sept heures, le crépuscule tombait à peine, lorsque le jeune homme, étonné et frissonnant, descendit au pont du canal, sur la place, en face de l’étroite maison jaune où il était né, où il avait passé vingt ans de son existence. C’était là qu’il se rendait machinalement, bien que la maison, depuis dix-huit mois, fût vendue à un vétérinaire. Et, au fermier qui le questionnait, il répondit qu’il savait parfaitement où il allait, il le remercia mille fois de son obligeance.

Cependant, au centre de la petite place triangulaire, près du puits, il demeurait immobile, étourdi, la mémoire vide. Où donc allait-il ? Brusquement, il se souvint que c’était chez le notaire, dont la maison touchait celle où il avait grandi, et dont la mère, la très vieille et très bonne madame Desroches, à titre de voisine, le gâtait, lorsqu’il était enfant. Mais il reconnaissait à peine le Chêne, au milieu de l’extraordinaire agitation que causait, dans cette petite ville morte d’habitude, la présence d’un corps d’armée, campé aux portes, emplissant les rues d’officiers, d’estafettes, de gens à la suite, de rôdeurs et de traînards de toute espèce. Il retrouvait bien le canal traversant la ville de bout en bout, coupant la place centrale, dont l’étroit pont de pierre réunissait les deux triangles ; et c’était toujours bien, là-bas, sur l’autre rive, le marché avec sa toiture moussue, la rue Berond qui s’enfonçait à gauche, la route de Sedan qui filait à droite. Seulement, du côté où il était, il lui fallait lever les yeux, reconnaître le clocher ardoisé, au-dessus de la maison du notaire, pour être certain que c’était là le coin désert où il avait joué à la marelle, tellement la rue de Vouziers, en face