Page:Zola - Les Trois Villes - Paris, 1898.djvu/150

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pourrait pas en charger Sophie. Tous ses anciens préjugés se réveillaient, il lui semblait qu’il allait chez l’Ogre. Que de fois il avait entendu sa mère dire « cette créature », en parlant de la femme avec laquelle son fils aîné vivait, en dehors du mariage ! Jamais elle n’avait voulu embrasser les trois fils nés de cette union libre, révoltée surtout de ce que la grand’mère, cette madame Leroi, fût restée dans le faux ménage, pour élever les petits. Et la force de ce souvenir était telle, chez lui, que, maintenant encore, lorsqu’il se rendait à la basilique du Sacré-Cœur, il regardait en passant la petite maison avec défiance, il s’en écartait comme d’une maison louche, où habitaient la faute et l’impudeur. Sans doute, depuis plus de dix ans, la mère des trois grands fils était morte. Mais ne s’y trouvait-il pas de nouveau une autre créature de scandale, cette jeune fille orpheline, recueillie par son frère, et que celui-ci devait épouser, malgré les vingt ans d’âge qui les séparaient ? Pour lui, tout cela était contre les mœurs, anormal, blessant, et il rêvait un intérieur de révolte, où la vie déréglée, déclassée, aboutissait à un désordre moral et matériel dont il avait l’horreur.

Guillaume le rappela.

— Dis bien à madame Leroi que, si je venais à mourir, tu la préviendrais, pour qu’elle fît immédiatement ce qu’elle doit faire.

— Oui, oui, calme-toi, ne bouge plus, je dirai bien tout !… Sophie ne va pas quitter ta chambre, dans le cas où tu aurais besoin d’elle.

Et, après avoir fait à la servante ses dernières recommandations, Pierre partit, alla prendre le tramway, avec la pensée de le quitter boulevard Rochechouart, pour monter à pied sur la butte.

En chemin, dans le glissement berceur de la lourde voiture, il se souvint de ces histoires, qu’il ne connaissait qu’en partie, confusément, et dont il ne sut les détails