Page:Zola - Les Trois Villes - Paris, 1898.djvu/561

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robe noire. Et ce regard d’infinie vaillance, de tristesse profonde aussi, le bouleversa brusquement d’émotion. Ses mains tremblèrent, il demanda :

— Mère, voulez-vous que je vous embrasse ?

— Ah ! de grand cœur, mon fils. Si votre devoir n’est pas le mien, vous voyez que je le respecte, et que je vous aime.

Ils s’embrassèrent, et quand Pierre, glacé, se montra, Mère-Grand avait repris paisiblement son ouvrage, tandis que Guillaume allait et venait, mettait un peu d’ordre sur une planche du laboratoire, de son air actif accoutumé.

À midi, au moment du déjeuner, il fallut attendre un instant Thomas, qui se trouvait en retard. Les deux autres grands fils François et Antoine, rentrés depuis longtemps, plaisantaient, se fâchaient avec des rires, en disant qu’ils mouraient de faim. Marie avait justement fait une crème, et elle en était très fière, elle criait qu’on allait tout manger, que les gens en retard n’en auraient pas. Aussi, lorsque Thomas parut, fut-il accueilli par des huées.

— Mais ce n’est pas ma faute, expliqua-t-il. J’ai eu la bêtise de remonter par la rue de La Barre, et vous n’avez pas l’idée dans quelle foule je suis tombé. Sûrement, les dix mille pèlerins ont campé là. On m’a dit qu’on en avait empilé tant qu’on avait pu dans l’abri Saint-Joseph. Les autres ont dû coucher dehors. Et, à cette heure, ils mangent un peu partout, dans les terrains vagues, jusque sur les trottoirs. On ne peut pas poser le pied, sans craindre d’en écraser un.

Le déjeuner fut très gai, d’une gaieté que Pierre trouva excessive et comme jouée. Cependant, les enfants ne devaient rien savoir de l’effrayante chose, toujours présente et invisible, dans l’éclatant soleil de cette belle journée de juin. Était-ce donc que, par moments, durant les courts silences qui se faisaient, entre deux éclats