Page:Zola - Les Trois Villes - Rome, 1896.djvu/156

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bouche à la dentition de loup, sensuelle et vorace, une bouche de proie, faite pour les soirs de bataille, quand il ne s’agit plus que de mordre à la conquête des autres. C’était ce qui faisait dire, lorsqu’on vantait ses yeux de franchise : « Oui, mais je n’aime pas sa bouche. » Les pieds étaient forts, les mains grasses et trop larges, très belles.

Et Pierre s’émerveillait de le trouver tel qu’il l’avait attendu. Il connaissait assez intimement son histoire, pour reconstituer en lui le fils du héros que la conquête a gâté, qui mange à dents pleines la moisson coupée par l’épée glorieuse du père. Il étudiait surtout comment les vertus du père avaient dévié, s’étaient, chez l’enfant, transformées en vices, les qualités les plus nobles se pervertissant, l’énergie héroïque et désintéressée devenant le féroce appétit des jouissances, l’homme des batailles aboutissant à l’homme du butin, depuis que les grands sentiments d’enthousiasme ne soufflaient plus, qu’on ne se battait plus, qu’on était là au repos, parmi les dépouilles entassées, pillant et dévorant. Et le héros, le père paralytique, immobilisé, qui assistait à cela, à cette dégénérescence du fils, du brasseur d’affaires gorgé de millions !

Mais Orlando présenta Pierre.

— Monsieur l’abbé Pierre Froment, dont je t’ai parlé, l’auteur du livre que je t’ai fait lire.

Prada se montra fort aimable, parla tout de suite de Rome, avec une passion intelligente, en homme qui voulait en faire une grande capitale moderne. Il avait vu Paris transformé par le second Empire, il avait vu Berlin agrandi et embelli, après les victoires de l’Allemagne ; et, selon lui, si Rome ne suivait pas le mouvement, si elle ne devenait pas la ville habitable d’un grand peuple, elle était menacée d’une mort prompte. Ou un musée croulant, ou une cité refaite, ressuscitée.

Pierre, intéressé, presque gagné déjà, écoutait cet