Page:Zola - Les Trois Villes - Rome, 1896.djvu/323

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modernes dont on avait souillé la Rome papale. Ses yeux pâlirent, sa bouche exprima l’amer dédain du rêveur blessé dans sa passion des siècles disparus.

— Voyez, voyez cela ! O ville d’Auguste, ville de Léon X, ville de l’éternelle puissance et de l’éternelle beauté !

Pierre, en effet, restait lui-même saisi. À cette place, autrefois, s’étendaient en terrain plat les prairies du Château Saint-Ange, coupées de peupliers, tout le long du Tibre, jusqu’aux premières pentes du mont Mario, vastes herbages, aimés des artistes, pour le premier plan de riante verdure qu’ils faisaient au Borgo et au dôme lointain de Saint-Pierre. Et c’était, maintenant, au milieu de cette plaine bouleversée, lépreuse et blanchâtre, une ville entière, une ville de maisons massives, colossales, des cubes de pierres réguliers, tous pareils, avec des rues larges, se coupant à angle droit, un immense damier aux cases symétriques. D’un bout à l’autre, les mêmes façades se reproduisaient, on aurait dit des séries de couvents, de casernes, d’hôpitaux, dont les lignes identiques se continuaient sans fin. Et l’étonnement, l’impression extraordinaire et pénible, venait surtout de la catastrophe, inexplicable d’abord, qui avait immobilisé cette ville en pleine construction, comme si, par quelque matin maudit, un magicien de désastre avait, d’un coup de baguette, arrêté les travaux, vidé les chantiers turbulents, laissé les bâtisses telles qu’elles étaient, à cette minute précise, dans un morne abandon. Tous les états successifs se retrouvaient, depuis les terrassements, les trous profonds creusés pour les fondations, restés béants et que des herbes folles avaient envahis, jusqu’aux maisons entièrement debout, achevées et habitées. Il y avait des maisons dont les murs sortaient à peine du sol ; il y en avait d’autres qui atteignaient le deuxième, le troisième étage, avec leurs planchers de solives de fer à jour, leurs fenêtres ouvertes sur le ciel ; il y en avait d’autres, montées complètement, couvertes de leur toit, telles que des carcasses