Page:Zola - Les Trois Villes - Rome, 1896.djvu/344

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des grenades et des pastèques trop mûres, des pâtes cuites, des légumes bouillis, des poissons frits, des coquillages, toute une cuisine faite, constamment prête parmi la cohue, qui permettait de manger là, au plein air, sans jamais allumer de feu. Et quelle cohue grouillante, les mères sans cesse à gesticuler, les pères assis à la file le long des trottoirs, les enfants lâchés en galops sans fin, cela au milieu d’une frénésie de vacarmes, des cris, des chansons, de la musique, la plus extraordinaire des insouciances ! Des voix rauques éclataient en grands rires, des faces brunes, pas belles, avaient des yeux admirables qui flambaient de la joie d’être, sous les cheveux d’encre ébouriffés. Ah ! pauvre peuple gai, si enfant, si ignorant, dont l’unique désir se bornait aux quelques sous nécessaires pour manger à sa faim, dans cette foire perpétuelle ! Certainement, jamais démocratie n’avait eu moins conscience d’elle-même. Puisque, disait-on, ils regrettaient l’ancienne monarchie, sous laquelle leurs droits à cette vie de pauvreté insoucieuse semblaient mieux assurés, on se demandait s’il fallait se fâcher pour eux, leur conquérir malgré eux plus de science et de conscience, plus de bien-être et de dignité. Une infinie tristesse, pourtant, montait au cœur de Pierre de cette saleté des meurt-de-faim, dans la griserie et la duperie du soleil. C’était bien le beau ciel qui faisait l’enfance prolongée de ce peuple, qui expliquait pourquoi cette démocratie ne s’éveillait pas plus vite. Sans doute, à Naples, à Rome, ils souffraient de manquer de tout ; mais ils ne gardaient pas en eux la rancune des atroces jours d’hiver, la rancune noire d’avoir tremblé de froid, pendant que les riches se chauffaient devant de grands feux ; ils ignoraient les furieuses rêveries, dans les taudis battus par la neige, devant la maigre chandelle qui va s’éteindre, le besoin alors de faire justice, le devoir de la révolte, pour sauver la femme et les enfants de la phtisie, pour qu’ils aient eux aussi un nid chaud, où l’existence soit possible. Ah ! la misère qui a