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Page:Zola - Les Trois Villes - Rome, 1896.djvu/560

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— Ah ! mon cher abbé, que je suis heureuse, que je suis heureuse !

Souvent, ils avaient passé les matinées dans ce coin de calme et d’oubli. Mais quelles matinées tristes, quand, l’un et l’autre, ils étaient sans espérance ! Aujourd’hui, l’abandon des allées envahies par les herbes folles, les buis qui avaient poussé dans le vieux bassin comblé, les orangers symétriques qui seuls indiquaient l’ancien dessin des plates-bandes, leur semblaient avoir un charme infini, une intimité rêveuse et tendre, dans laquelle il était très bon de reposer sa joie. Et surtout il faisait si tiède, à côté du grand laurier, dans l’angle où se trouvait la fontaine ! L’eau mince coulait sans fin de l’énorme bouche béante du masque tragique, avec sa chanson de flûte. Une fraîcheur montait du grand sarcophage de marbre, dont le bas-relief déroulait une bacchanale frénétique, des faunes emportant, renversant des femmes sous leurs baisers voraces. Et l’on était là hors des temps et des lieux, au fond d’un passé révolu, si lointain, que les alentours disparaissaient, les constructions récentes des quais, le quartier éventré, gris encore de la poussière des décombres, Rome elle-même bouleversée, en mal d’un monde nouveau.

— Ah ! répéta Benedetta, que je suis heureuse !… J’étouffais dans ma chambre, j’ai dû descendre ici, tant mon cœur avait besoin de place, d’air et de soleil, pour battre à son aise !

Elle était assise, près du sarcophage, sur le fragment de colonne renversée, qui servait de banc ; et elle voulut que le prêtre vînt se mettre à côté d’elle. Jamais il ne l’avait vue d’une telle beauté, avec ses noirs cheveux encadrant sa face pure, toute rosée et délicate comme une fleur, au plein soleil. Ses yeux immenses et sans fond, dans la lumière, étaient des brasiers où roulait de l’or ; tandis que sa bouche d’enfance, sa bouche de candeur et de sage raison, avait un rire de bonne créature,