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Page:Zola - Madeleine Férat, 1869.djvu/100

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petite bibliothèque provenait d’un salon du rez-de-chaussée où Guillaume se souvenait de l’avoir vue dans son enfance ; elle était en bois des îles, garnie aux angles d’ornements de cuivre et marquetée très délicatement sur les côtés. Ce meuble précieux, d’une exécution riche et merveilleuse, n’aurait pas déparé le boudoir d’une jolie femme. Le comte, de son doigt trempé dans l’encre, avait écrit le mot : Poisons, sur chaque glace, en grosses lettres noires.

Le jeune homme fut navré de l’ironie atroce que son père avait mise dans la conservation parfaite de cette armoire et de son contenu. Toute la vie, toute la science du comte aboutissaient là : à quelques flacons de poisons nouveaux. Il avait détruit ses autres découvertes, celles qui auraient pu être utiles, et ne léguait à l’humanité, de ses vastes recherches, des travaux de son puissant esprit, que des agents de souffrance et de mort. Ce soufflet donné au savoir, cette moquerie sinistre, ce mépris des hommes, cet aveu suprême de douleur, disait clairement quelle avait dû être l’agonie de cet homme qui, après cinquante ans d’études, semblait n’avoir trouvé, au fond de ses cornues, que les quelques gouttes de la drogue dont il s’était empoisonné.

Guillaume recula jusqu’à la porte. L’épouvante et le dégoût le poussaient dehors. Cette pièce sale, pleine de débris sans nom, avec ses toiles d’araignée et sa poussière épaisse, exhalait une odeur fétide qui le prenait à la gorge. Les tas immondes de tessons et de vieux papiers traînant dans les coins lui semblaient les ordures de cette science dont le comte l’avait écarté, et qu’il paraissait avoir dédaigneusement balayées avant de mourir, comme on jette à la porte une vile créature que l’on aime, avec un mépris plein encore de cuisants désirs. Et il croyait entendre, lorsqu’il regardait l’armoire aux poisons, l’éclat de rire douloureux du vieux chimiste rêvant pendant des mois à son suicide. Puis là, au milieu du laboratoire, il apercevait en frissonnant le mince filet de sang qui s’était échappé du crâne de son père et qui avait coulé