Page:Zola - Madeleine Férat, 1869.djvu/127

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mais il y avait tant d’affection dans leur démarche lente, que la pensée d’un heurt entre ces deux êtres souriants ne serait venue à personne.

Pendant ces premières années, ils ne reçurent que de rares visiteurs. Ils connaissaient peu de monde et se liaient difficilement, n’aimant point les visages nouveaux. Leurs hôtes les plus assidus furent des voisins de campagne, M. de Rieu et sa femme, qui habitaient Paris l’hiver et venaient passer la belle saison à Véteuil. M. de Rieu avait jadis été l’ami le plus intime du père de Guillaume. C’était un grand vieillard, d’allure aristocratique, roide et ironique ; ses lèvres pâles s’éclairaient par instants de fins sourires, aigus comme des lames d’acier. Frappé d’une surdité presque complète, il avait reporté dans son regard toute l’acuité du sens qui lui manquait. Il voyait les plus minces choses, même celles qui se passaient derrière lui. D’ailleurs, il semblait ne rien voir, il gardait sa hauteur ; à peine un pli de ses lèvres témoignait-il qu’il avait vu, qu’il avait entendu. Quand il entrait quelque part, il s’asseyait dans un fauteuil, et là restait des heures entières, comme perdu au fond de son éternel silence. Il renversait la tête sur le dossier, gardait une parfaite rigidité de traits, fermait les yeux à demi, paraissait dormir ; la vérité était qu’il suivait la conversation, qu’il étudiait les moindres jeux de physionomie des causeurs. Cela l’amusait singulièrement ; il prenait à cette distraction une joie féroce, notant les sales et méchantes pensées qu’il croyait surprendre sur le front de ces gens qui le considéraient comme une borne devant laquelle on pouvait sans crainte se confier les plus graves secrets. Pour lui, il n’y avait pas de sourires, pas d’expressions délicates et jolies ; il n’y avait que des grimaces. N’entendant pas les sons, il trouvait grotesques les contractions brusques, les airs fous des figures. Lorsque deux personnes parlaient en sa présence, il les examinait curieusement, ainsi que deux bêtes qui se seraient montré les dents. « Laquelle des deux mangera l’autre ? » pensait-il. Cette étude continuelle,